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– Mais voyons, monsieur, vous êtes ivre Les fêtes de Noël sans doute ! Allons, allons, je vais vous ramener à la maison ! Où habitez-vous ?

Je refuse obstinément de lui indiquer mon adresse.

– Eh bien, je me vois dans l'obligation de vous conduire au poste de police.

La gentillesse apparente de ce policier me tape sur les nerfs. J'ai deviné qu'il appartient à la Gestapo. Pourquoi ne me l'avoue-t-il pas une fois pour toutes ? Peut-être s'imagine-t-il que je vais me débattre, hurler comme un porc qu'on égorge ? Mais non. Le sanatorium de Kierling ne vaut pas la clinique dans laquelle va me conduire ce brave homme. Au début, il y aura les formalités d'usage : on me demandera mon nom, mon prénom, ma date de naissance. On s'assurera que je suis bien malade en me faisant passer un test insidieux. Ensuite, la salle d'opération. Allongé sur le billard, j'attendrai avec impatience mes chirurgiens, les professeurs Torquemada et Ximénès. Ils me tendront une radiographie de mes poumons et je verrai que ceux-ci ne sont plus que d'épouvantables tumeurs en forme de pieuvre.

– Voulez-vous oui ou non qu'on vous opère ? me demandera d'une voix calme le professeur Torquemada.

– Il suffirait de vous greffer deux poumons en acier, m'expliquera gentiment le professeur Ximénès.

– Nous avons une très grande conscience professionnelle, me dira le professeur Torquemada.

– Doublée du très vif intérêt que nous portons à votre santé, poursuivra le professeur Ximénès.

– Malheureusement, la plupart de nos clients aiment leur maladie d'un amour féroce et nous considèrent non pas comme des chirurgiens...

– Mais comme des tortionnaires.

– Les malades sont souvent injustes envers leurs médecins, ajoutera le professeur Ximénès.

– Nous devons les soigner contre leur gré, dira le professeur Torquemada.

– Une tâche bien ingrate, ajoutera le professeur Ximénès.

– Savez-vous que certains malades de notre clinique ont créé des syndicats ? me demandera le professeur Torquemada. Ils ont décidé de faire la grève, de refuser nos soins...

– Une grave menace pour le corps médical, ajoutera le professeur Ximénès. D'autant plus que la fièvre syndicaliste gagne tous les secteurs de notre clinique.

– Nous avons chargé le professeur Himmler, un praticien très scrupuleux, de mater cette rébellion. Il administre l'euthanasie à tous les syndicalistes, systématiquement.

– Alors que décidez-vous, me demandera le professeur Torquemada, l'opération ou l'euthanasie ?

– Il ne peut pas y avoir d'autres solutions.

Les choses ne se déroulèrent pas comme je l'avais prévu. Le policier me tenait toujours par le bras en affirmant qu'il me conduisait au commissariat le plus proche pour une simple vérification d'identité. Quand j'entrai dans son bureau, le commissaire, un S.S. cultivé, qui avait lu les poètes français, me demanda :

– Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ?

Je lui expliquai comment je l'avais gâchée. Et puis je lui parlai de mon impatience : à l'âge où d'autres préparent leur avenir, je ne pensais qu'à me saborder. C'était, par exemple, gare de Lyon, sous l'occupation allemande. Je devais prendre un train qui m'emmènerait loin du malheur et de l'inquiétude. Les voyageurs faisaient queue aux guichets. Il m'aurait suffi d'attendre une demi-heure pour obtenir un ticket. Mais non, je suis monté en première classe, sans ticket, comme un imposteur. Lorsque, à Chalon-sur-Saône, les contrôleurs allemands ont visité le compartiment, ils m'ont appréhendé. J'ai tendu les poignets. Je leur ai dit qu'en dépit de mes faux papiers au nom de Jean Cassis de Coudray-Macouard, j'étais JUIF. Quel soulagement !

– Ensuite, ils m'ont conduit devant vous, monsieur le commissaire. Décidez de mon sort. Je vous promets la plus grande docilité.

Le commissaire me sourit gentiment, me tapote la joue et me demande si vraiment je suis tuberculeux.

– Cela ne m'étonne pas, me déclare-t-il. A votre âge, tout le monde est tuberculeux. Il faut absolument guérir, ou alors on crache le sang, on se traîne pendant toute sa vie. Voilà ce que j'ai décidé : si vous étiez né plus tôt, je vous aurais envoyé à Auschwitz soigner votre tuberculose. Mais maintenant nous vivons dans un temps plus civilisé. Tenez, voici un billet pour Israël. Il paraît que là-bas les juifs...

La mer était d'un bleu d'encre et Tel-Aviv blanche, si blanche. Quand le bateau accosta, les battements réguliers de son cœur lui firent bien sentir qu'il retrouvait la terre ancestrale après deux mille ans d'absence. Il s'était embarqué à Marseille sur un paquebot de la Compagnie nationale israélienne. Pendant toute la traversée, il s'efforçait de calmer son anxiété en s'abrutissant d'alcool et de morphine. Maintenant que Tel-Aviv s'étalait devant lui, il pouvait mourir, le cœur pacifié.

La voix de l'amiral Levy le tira de ses songes :

– Content de la traversée, jeune homme ? C'est la première fois que vous venez en Israël ? Notre pays vous enthousiasmera. Un pays épatant, vous verrez. Les garçons de votre âge ne peuvent pas rester insensibles à ce prodigieux dynamisme qui, de Haïfa à Eilat, de Tel-Aviv à la mer Morte...

– Je n'en doute pas, amiral.

– Vous êtes français ? Nous aimons beaucoup la France, ses traditions libérales, la douceur de l'Anjou, de la Touraine, les parfums de Provence. Et votre hymne national, quelle merveille ! « Allons enfants de la patrie ! » Admirable ! Admirable !

– Je ne suis pas tout à fait français, amiral, je suis JUIF français. JUIF français.

L'amiral Levy le considéra avec hostilité. L'amiral Levy ressemblait comme un frère à l'amiral Dœnitz. L'amiral Levy finit par lui dire d'une voix sèche :

– Suivez-moi, je vous prie.

Il le fit entrer dans une cabine hermétiquement close.

– Je vous conseille d'être sage. On s'occupera de vous en temps voulu.

L'amiral éteignit l'électricité et ferma la porte à double tour.

Il resta près de trois heures dans l'obscurité totale. Seule la faible luminosité de sa montre-bracelet le reliait encore au monde. La porte s'ouvrit brusquement et ses yeux furent éblouis par l'ampoule qui pendait au plafond. Trois hommes vêtus d'imperméables verts se dirigeaient vers lui L'un d'eux lui tendit une carte :

– Elias Bloch, de la Police secrète d'État. Vous êtes juif français ? Parfait ! qu'on lui mette les menottes !

Un quatrième comparse, qui portait le même imperméable que les autres, entra dans la cabine.

– La perquisition a été fructueuse. Plusieurs volumes de Proust et de Kafka, des reproductions de Modigliani et de Soutine, quelques photograpies de Char lie Chaplin, d'Eric von Stroheim et de Groucho Marx dans les bagages de ce monsieur.

– Décidément, lui dit le dénommé Elias Bloch, votre cas devient de plus en plus grave ! Emmenez-le !

Ils le poussèrent hors de la cabine. Les menottes lui brûlaient les poignets. Sur le quai il fit un faux pas et s'écroula. L'un des policiers profita de l'occasion pour lui donner quelques coups de pied dans les côtes, puis le releva en tirant sur la chaîne des menottes. Ils traversèrent les docks déserts. Un panier à salade, semblable à ceux que la police française utilisa pour la grande rafle des 16-17 juillet 1942, était arrêté au coin d'une rue. Elias Bloch prit place à côté du chauffeur. Il monta derrière, suivi des trois policiers.

Le panier à salade s'engagea dans l'avenue des Champs-Élysées. On faisait queue devant les cinémas. A la terrasse du Fouquet's, les femmes portaient des robes claires. C'était donc un samedi soir de printemps.

Ils s'arrêtèrent place de l'Étoile. Quelques G.I.'s photographiaient l'Arc de Triomphe, mais il n'éprouva pas le besoin de les appeler à son secours. Bloch lui saisit le bras et lui fit traverser la place. Les quatre policiers marchaient à quelques mètres derrière eux.