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– Alors, vous êtes juif français ? lui demanda Bloch en rapprochant son visage du sien.

Il ressemblait tout à coup à Henri Chamberlin-Laffont de la Gestapo française.

On le poussa dans une traction noire qui stationnait avenue Kléber.

– Tu vas passer à la casserole, dit le policier qui se tenait à sa droite.

– A tabac, n'est-ce pas, Saül ? dit le policier qui se tenait à sa gauche.

– Oui, Isaac. Il va passer à tabac, dit le policier qui conduisait.

– Je m'en charge.

– Non, moi ! j'ai besoin d'exercice, dit le policier qui se tenait à sa droite.

– Non, Isaac ! A mon tour. Hier soir, tu t'en es donné à cœur joie avec le juif anglais. Celui-là m'appartient.

– Il paraît que c'est un juif français.

– Drôle d'idée. Si on l'appelait Marcel Proust ?

Isaac lui donna un violent coup de poing à l'estomac.

– A genoux, Marcel ! A genoux !

Il s'exécuta avec docilité. Il était gêné par le siège arrière de la voiture. Isaac le gifla six fois de suite.

– Tu saignes, Marcel : ça veut dire que tu es encore vivant.

Saül brandissait une courroie de cuir.

– Attrape, Marcel Proust, lui dit-il.

Il reçut le coup sur la pommette gauche et faillit s'évanouir.

– Pauvre petit morveux, lui dit Isaïe. Pauvre petit juif français.

Ils passèrent devant l'hôtel Majestic. Les fenêtres de la grande bâtisse étaient obscures. Pour se rassurer, il se dit qu'Otto Abetz, flanqué de tous les joyeux drilles de la Collaboration, l'attendait dans le hall et qu'il présiderait un dîner franco-allemand. Après tout, n'était-il pas le juif officiel du IIIe Reich ?

– Nous allons te faire visiter le quartier, lui dit Isaïe.

– Il y a beaucoup de monuments historiques par ici, lui dit Saül.

– Nous nous arrêterons chaque fois pour que tu puisses les admirer, lui dit Isaac.

Ils lui montrèrent les locaux réquisitionnés par la Gestapo. 31 bis et 72 avenue Foch. 57 boulevard Lannes. 48 rue de Villejust. 101 avenue Henri-Martin. 3 et 5 rue Mallet-Stevens. 21 et 23 square du Bois-de-Boulogne. 25 rue d'Astorg. 6 rue Adolphe-Y von. 64 boulevard Suchet. 49 rue de la Faisanderie. 180 rue de la Pompe.

Quand ils eurent achevé cet itinéraire touristique, ils revinrent dans le secteur Kléber-Boissière.

– Que penses-tu du XVIe arrondissement ? lui demanda Isaïe.

– C'est le quartier le plus malfamé de Paris, lui dit Saül.

– Et maintenant, chauffeur, au 93 rue Lauriston, s'il vous plaît, dit Isaac.

Il se sentit rassuré. Ses amis Bonny et Chamberlin-Laffont ne manqueraient pas de mettre un terme à cette mauvaise plaisanterie. Il sablerait comme chaque soir le Champagne en leur compagnie. René Launay, chef de la Gestapo de l'avenue Foch, « Rudy » Martin de la Gestapo de Neuilly, Georges Delfanne, de l'avenue Henri-Martin et Odicharia de la Gestapo « géorgienne » se joindraient à eux. Tout rentrerait dans l'ordre.

Isaac sonna à la porte du 93 rue Lauriston. La maison semblait abandonnée.

– Le patron doit nous attendre 3 bis place des États-Unis pour le passage à tabac, dit Isaïe.

Bloch faisait les cent pas sur le trottoir. Il ouvrit la porte du 3 bis et l'entraîna à sa suite.

Il connaissait bien cet hôtel particulier. Ses amis Bonny et Chamberlin-Laffont y avaient aménagé huit cellules et deux chambres de torture, le local de la rue Lauriston servant de P.C. administratif.

Ils montèrent au quatrième étage. Bloch ouvrit une fenêtre.

– La place des États-Unis est bien calme, lui dit-il. Regardez, mon jeune ami, comme les réverbères jettent une lumière douce sur les feuillages. La belle nuit de mai que voilà ! Et dire que nous devons vous passer à tabac ! Le supplice de la baignoire, figurez-vous ! Quelle tristesse ! Un verre de curaçao pour vous donner des forces ? Une Craven ? Ou bien préférez-vous un peu de musique ? Tout à l'heure nous vous ferons entendre une vieille chanson de Charles Trenet. Elle couvrira vos cris. Les voisins sont délicats. Ils préfèrent certainement la voix de Trenet à celle des suppliciés.

Saül, Isaac et Isaïe entrèrent. Ils n'avaient pas quitté leurs imperméables verts. Il remarqua tout à coup la baignoire au milieu de la pièce.

– Elle a appartenu à Émilienne d'Alençon, lui dit Bloch avec un sourire triste. Admirez, mon jeune ami, la qualité de l'émail. Les motifs floraux ! Les robinets en platine !

Isaac lui tint les bras derrière le dos, tandis qu'Isaïe lui passait les menottes. Saül mit en marche le phonographe. Il reconnut aussitôt la voix de Charles Trenet :

Formidable,

J'entends le vent sur la mer

Formidable

Je vois la pluie, les éclairs,

Formidable

Je sens qu'il va bientôt faire

qu'il va faire

Un orage

Formidable...

Bloch, assis sur le rebord de la fenêtre, battait la mesure.

On me plongea la tête dans l'eau glacée. Mes poumons éclateraient d'un moment à l'autre. Les visages que j'avais aimés défilèrent très vite. Ceux de ma mère et de mon père. Celui de mon vieux professeur de lettres Adrien Debigorre. Celui de l'abbé Perrache. Celui du colonel Aravis. Et puis, ceux de toutes mes gentilles fiancées : j'en avais une dans chaque province. Bretagne. Normandie. Poitou. Corrèze. Lozère. Savoie... Même en Limousin. A Bellac. Si ces brutes me laissaient la vie sauve j'écrirais un beau roman : « Schlemilovitch et le Limousin », où je montrerais que je suis un juif parfaitement assimilé.

On me tira par les cheveux. J'entendis de nouveau Charles Trenet :

... Formidable,

On se croirait au ciné

Matographe

Où l'on voit tant de belles choses,

Tant de trucs, de métamorphoses,

Quand une rose

est assassinée...

– La seconde immersion durera plus longtemps, me dit Bloch en essuyant une larme.

Cette fois-ci, deux mains me pressèrent la nuque, deux autres l'occiput. Avant de mourir suffoqué, je pensai que je n'avais pas toujours été très gentil avec Maman.

On finit pourtant par me ramener à l'air libre. Trenet chantait à ce moment-là :

Et puis

et puis

sur les quais

la pluie

la pluie

n'a pas compliqué

la vie

qui rigole

et qui se mire dans les flaques des rigoles...

– Maintenant passons aux choses sérieuses, dit Bloch en étouffant un sanglot.

Ils m'allongèrent à même le sol. Isaac sortit de sa poche un canif suisse et me fit de profondes coupures à la plante des pieds. Ensuite il m'ordonna de marcher sur un tas de sel. Ensuite Saül m'arracha consciencieusement trois ongles. Ensuite Isaïe me lima les dents. A ce moment-là, Trenet chantait :

Quel temps

pour les p'tits poissons

Quel temps

pour les grands garçons

Quel temps

pour les tendrons

Mesdemoiselles nous vous attendrons...