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– Je crois que cela suffit pour cette nuit, dit Elias Bloch en me lançant un regard attendri.

Il me caressa le menton.

– Vous vous trouvez au dépôt des juifs étrangers, me dit-il. Nous allons vous conduire dans la cellule des juifs français Vous êtes le seul pour le moment. D'autres viendront. Rassurez-vous.

– Tous ces petits morveux pourront parler de Marcel Proust, dit Isaïe.

– Moi, quand j'entends parler de culture, je sors ma matraque, dit Saül.

– Je donne le coup de grâce ! dit Isaac.

– Allons, n'effrayez pas ce jeune homme, dit Bloch d'une voix suppliante.

Il se retourna vers moi :

– Dès demain, vous serez fixé sur votre cas.

Isaac et Saül me firent entrer dans une petite chambre. Isaïe nous rejoignit et me tendit un pyjama rayé. Sur la veste était cousue une étoile de David en tissu jaune où je lus : « Französisch Jude. » Isaac me fit un croche-pied avant de refermer la porte blindée et je tombai à plat ventre.

Une veilleuse éclairait la cellule. Je ne tardai pas à m'apercevoir que le sol était jonché de lames Gillette extra-bleues. Comment les policiers avaient-ils deviné mon vice, cette envie folle d'avaler les lames de rasoir ? Je regrettais, maintenant, qu'ils ne m'eussent pas enchaîné au mur. Pendant toute la nuit, je dus me crisper, me mordre les paumes pour ne pas succomber au vertige. Un geste de trop et je risquais d'absorber ces lames les unes après les autres. Une orgie de Gillette extra-bleues. C'était vraiment le supplice de Tantale.

Au matin, Isaïe et Isaac vinrent me chercher. Nous longeâmes un couloir interminable. Isaïe me désigna une porte et me dit d'entrer. En guise d'adieu, Isaac m'assena un coup de poing sur la nuque.

Il était assis devant un grand bureau d'acajou. Apparemment, il m'attendait. Il portait un uniforme noir, et je remarquai deux étoiles de David au revers de sa veste. Il fumait la pipe, ce qui accentuait l'importance de ses mâchoires. Coiffé d'un béret, il aurait pu à la rigueur passer pour Joseph Darnand.

– Vous êtes bien Raphaël Schlemilovitch ? me demanda-t-il d'une voix martiale.

– Oui.

– Juif français ?

– Oui.

– Vous avez été appréhendé hier soir par l'amiral Levy, à bord du paquebot Sion ?

– Oui.

– Et déféré aux autorités policières, en l'occurrence au commandant Elias Bloch ?

– Oui.

– Ces brochures subversives ont bien été trouvées dans vos bagages ?

Il me tendit un volume de Proust, le Journal de Franz Kafka, les photographies de Chaplin, Stroheim et Groucho Marx, les reproductions de Modigliani et de Soutine.

– Bon, je me présente : général Tobie Cohen, commissaire à la Jeunesse et au Relèvement moral. Maintenant parlons peu, parlons bien. Pourquoi êtes-vous venu en Israël ?

– Je suis une nature romantique. Je ne voulais pas mourir sans avoir vu la terre de mes ancêtres.

– Et vous comptiez ensuite REVENIR en Europe, n'est-ce pas ? Recommencer vos simagrées, votre guignol ? Inutile de me répondre, je connais la chanson : l'inquiétude juive, le lamento juif, l'angoisse juive, le désespoir juif... On se vautre dans le malheur, on en redemande, on voudrait retrouver la douce atmosphère des ghettos et la volupté des pogroms ! De deux choses l'une, Schlemilovitch : ou vous m'écoutez et vous suivez mes instructions : alors, c'est parfait ! Ou bien vous continuez à jouer la forte tête, le juif errant, le persécuté, et dans ce cas je vous remets entre les mains du commandant Elias Bloch ! Vous savez ce qu'il fera de vous, Elias Bloch ?

– Oui, mon général !

– Je vous signale que nous disposons de tous les moyens nécessaires pour calmer les petits masochistes de votre espèce, dit-il en essuyant une larme. La semaine dernière un juif anglais a voulu faire le malin ! Il débarquait d'Europe avec les sempiternelles histoires, ces histoires poisseuses : Diaspora, persécutions, destin pathétique du peuple juif !... Il s'obstinait dans son rôle d'écorché vif ! Il ne voulait rien entendre ! A l'heure présente, Bloch et ses lieutenants s'occupent de lui ! Je vous assure qu'il va bien souffrir ! Au-delà de tout ce qu'il pouvait espérer ! Il va enfin l'éprouver, le destin pathétique du peuple juif ! Il réclamait du Torquemada, de l'Himmler garanti ! Bloch s'en charge ! A lui seul il vaut bien tous les inquisiteurs et les gestapistes réunis. Vous tenez vraiment à passer entre ses mains, Schlemilovitch ?

– Non, mon général.

– Alors, écoutez-moi : vous vous trouvez maintenant dans un pays jeune, vigoureux, dynamique. De Tel-Aviv à la mer Morte, de Haïfa à Eilat, l'inquiétude, la fièvre, les larmes, la POISSE juives n'intéressent plus personne. Plus personne ! Nous ne voulons plus entendre parler de l'esprit critique juif, de l'intelligence juive, du scepticisme juif, des contorsions juives, de l'humiliation, du malheur juif... (Les larmes inondaient son visage.) Nous laissons tout cela aux jeunes esthètes européens de votre espèce ! Nous sommes des types énergiques, des mâchoires carrées, des pionniers et pas du tout des chanteuses yiddish, à la Proust, à la Kafka, à la Chaplin ! Je vous signale que nous avons fait récemment un autodafé sur la grand-place de Tel-Aviv : les ouvrages de Proust, Kafka et consorts, les reproductions de Soutine, Modigliani et autres invertébrés, ont été brûlés par notre jeunesse, des gars et des filles qui n'ont rien à envier aux Hitlerjugend : blonds, l'œil bleu, larges d'épaules, la démarche assurée, aimant l'action et la bagarre ! (Il poussa un gémissement.) Pendant que vous cultiviez nos névroses, ils se musclaient. Pendant que vous vous lamentiez, ils travaillaient dans les kibboutzim ! N'avez-vous pas honte, Schlemilovitch ?

– Si, mon général.

– Parfait ! Alors promettez-moi de ne plus jamais lire Proust, Kafka et consorts, de ne plus baver sur des reproductions de Modigliani et de Soutine, de ne plus penser à Chaplin, ni à Stroheim, ni aux Marx Brothers, d'oublier définitivement le docteur Louis-Ferdinand Céline, le juif le plus sournois de tous les temps !

– C'est promis, mon général.

– Moi, je vous ferai lire de bons ouvrages ! J'en possède une grande quantité en langue française : avez-vous lu L'Art d'être chef par Courtois ? Restauration familiale et Révolution nationale par Sauvage ? Le Beau Jeu de ma vie par Guy de Larigaudie ? Le Manuel du père de famille par le vice-amiral de Penfentenyo ? Non ? vous les apprendrez par cœur ! je veux vous muscler le moral ! D'autre part, je vais vous envoyer illico dans un kibboutz disciplinaire. Rassurez-vous, l'expérience ne durera que trois mois ! Le temps de vous donner les biceps qui vous manquent et de vous débarrasser des microbes du cosmopolitisme juif. C'est entendu ?

– Oui, mon général.

– Vous pouvez disposer, Schlemilovitch. Je vous ferai apporter par mon ordonnance les livres dont nous avons parlé. Lisez-les, en attendant de manier la pioche au Néguev. Serrez-moi la main, Schlemilovitch. Plus fort que ça, nom de Dieu. Regard droit, s'il vous plaît ! Le menton tendu ! Nous ferons de vous un sabra ! (Il éclata en sanglots.)

– Merci, mon général.

Saül me reconduisit à ma cellule. Je reçus quelques coups de poing mais mon garde-chiourme s'était singulièrement radouci depuis la veille. Je le soupçonnai d'écouter aux portes. Sans doute était-il impressionné par la docilité que je venais de manifester en face du général Cohen.

Le soir, Isaac et Isaïe me firent monter dans un camion militaire où se trouvaient déjà plusieurs jeunes gens, juifs étrangers comme moi. Tous étaient vêtus de pyjamas rayés.

– Défense de parler de Kafka, Proust et consorts, dit Isaïe.

– Quand nous entendons parler de culture, nous sortons nos matraques, dit Isaac.