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– Nous n'aimons pas tellement l'intelligence, dit Isaïe.

– Surtout quand elle est juive, dit Isaac.

– Et ne jouez pas aux petits martyrs, dit Isaïe. La plaisanterie a assez duré. Vous pouviez faire des grimaces en Europe, devant les goyes. Ici, nous sommes entre nous. Inutile de vous fatiguer.

– Compris ? dit Isaac. Vous allez chanter jusqu'à la fin du voyage. Des chansons de troupe vous feront le plus grand bien. Répétez avec moi...

Vers quatre heures de l'après-midi, nous arrivâmes au kibboutz pénitentiaire. Un grand bâtiment de béton, entouré de fils barbelés. Le désert s'étendait à perte de vue. Isaïe et Isaac nous rassemblèrent devant la grille d'entrée et procédèrent à l'appel. Nous étions huit disciplinaires : trois juifs anglais, un juif italien, deux juifs allemands, un juif autrichien et moi-même, juif français. Le dirigeant du camp apparut et nous dévisagea les uns après les autres. Ce colosse blond, sanglé d'un uniforme noir, ne m'inspira pas confiance. Pourtant deux étoiles de David scintillaient aux revers de sa veste.

– Tous des intellectuels, évidemment ! nous dit-il d'une voix furibonde. Comment voulez-vous changer en combattants de choc ces débris humains ? Vous nous avez fait une belle réputation en Europe avec vos jérémiades et votre esprit critique. Eh bien, messieurs, il ne s'agit plus de gémir mais de se faire les muscles. Il ne s'agit plus de critiquer mais de construire ! Lever à six heures, demain matin. Montez au dortoir ! Plus vite que cela1 Au pas de course ! Une deux, une deux !

Quand nous fûmes couchés, le commandant du camp traversa le dortoir, suivi de trois gaillards grands et blonds comme lui.

– Voici vos surveillants, dit-il d'une voix très douce. Siegfried Levy, Günther Cohen, Hermann Rappoport. Ces archanges vont vous dresser ! la plus petite désobéissance sera punie de mort ! N'est-ce pas, mes chéris ? N'hésitez pas à les descendre s'ils vous ennuient... Une balle dans la tempe, pas de discussions ! Compris mes anges ?

Il leur caressa gentiment les joues.

– Je ne veux pas que ces juifs d'Europe entament votre santé morale...

A six heures du matin, Siegfried, Günther et Hermann nous tirèrent de nos lits en nous donnant des coups de poing. Nous revêtîmes notre pyjama rayé. On nous conduisit au bureau administratif du kibboutz. Nous déclinâmes nos nom, prénoms, date de naissance, à une jeune femme brune qui portait la chemisette kaki et le pantalon gris-bleu de l'armée. Siegfried, Günther et Hermann restèrent derrière la porte du bureau. Mes compagnons quittèrent la pièce les uns après les autres, après avoir répondu aux questions de la jeune femme. Mon tour vint. La jeune femme leva la tête et me regarda droit dans les yeux. Elle ressemblait à Tania Arcisewska comme une sœur jumelle. Elle me dit :

– Je m'appelle Rebecca et je vous aime.

Je ne sus que répondre.

– Voilà, m'expliqua-t-elle, ils vont vous tuer. Il faut que vous partiez dès ce soir. Je m'en occupe. Je suis officier de l'armée israélienne, et je n'ai pas de compte à rendre au commandant du camp. Je vais lui emprunter le camion militaire sous prétexte que je dois me rendre à Tel-Aviv pour une conférence d'état-major. Vous viendrez avec moi. Je volerai tous les papiers de Siegfried Levy et je vous les donnerai. De cette façon vous n'aurez rien à craindre de la police dans l'immédiat. Après, nous aviserons Nous pourrons prendre le premier bateau pour l'Europe et nous marier. Je vous aime, je vous aime. Je vous ferai appeler dans mon bureau ce soir à huit heures. Rompez !

Nous cassâmes des pierres sous un soleil de plomb jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Je n'avais jamais manié la pioche et mes belles mains blanches saignaient abominablement. Siegfried, Günther et Hermann nous surveillaient en fumant des Lucky Strike. A aucun moment de la journée ils n'avaient articulé la moindre parole et je pensais qu'ils étaient muets. Siegfried leva la main pour nous indiquer que notre travail était fini. Hermann se dirigea vers les trois juifs anglais, sortit son revolver et les abattit, l'œil absent. Il alluma une Lucky Strike et la fuma en scrutant le ciel. Nos trois gardiens nous ramenèrent au kibboutz après avoir enterré sommairement les juifs anglais. On nous laissa contempler le désert à travers les barbelés. A huit heures, Hermann Rappoport vint me chercher et me conduisit au bureau administratif du kibboutz.

– J'ai envie de m'amuser, Hermann ! dit Rebecca. Laisse-moi ce petit juif, je l'emmène à Tel-Aviv, je le viole et lui fais la peau, c'est promis !

Hermann approuva de la tête.

– Maintenant à nous deux ! me dit-elle d'une voix menaçante.

Quand Rappoport eut quitté la pièce, elle me pressa tendrement la main.

– Nous n'avons pas un instant à perdre ! Suis-moi !

Nous franchîmes la porte du camp et montâmes dans le camion militaire. Elle prit place au volant.

– A nous la liberté ! me dit-elle. Tout à l'heure, nous nous arrêterons. Tu enfileras l'uniforme de Siegfried Levy que je viens de voler. Les papiers sont dans la poche intérieure.

Nous arrivâmes à destination vers onze heures du soir.

– Je t'aime et j'ai envie de retourner en Europe, me dit-elle. Ici il n'y a que des brutes, des soldats, des boy-scouts et des emmerdeurs. En Europe, nous serons tranquilles. Nous pourrons lire Kafka à nos enfants.

– Oui, ma petite Rebecca. Nous allons danser toute la nuit et demain matin nous prendrons le bateau pour Marseille !

Les soldats que nous croisions dans la rue se mettaient au garde-à-vous devant Rebecca.

– Je suis lieutenant, me dit-elle avec un sourire. Pourtant je n'ai qu'une hâte : jeter cet uniforme à la poubelle et revenir en Europe.

Rebecca connaissait à Tel-Aviv une boîte de nuit clandestine où l'on dansait sur des chansons de Zarah Leander et de Marlène Dietrich. Cet endroit était très apprécié des jeunes femmes de l'armée. Leurs cavaliers devaient revêtir à l'entrée un uniforme d'officier de la Luftwaffe. Une lumière tamisée favorisait les épanchements. Leur première danse fut un tango : Der Wind hat mir ein Lied erzählt, que Zarah Leander chantait d'une voix envoûtante. Il glissa à l'oreille de Rebecca : « Du bist der Lenz nachdem ich verlangte. » A la seconde danse : Schön war die Zeit, il l'embrassa longuement en lui tenant les épaules. La voix de Lala Andersen étouffa bientôt celle de Zarah Leander. Aux premières paroles de Lili Marlène, ils entendirent les sirènes de la police. Il y eut un grand remue-ménage autour d'eux mais personne ne pouvait plus sortir : le commandant Elias Bloch, Saül, Isaac et Isaïe avaient fait irruption dans la salle, revolver au poing.

– Embarquez-moi tous ces pitres, rugit Bloch. Faisons d'abord une rapide vérification d'identité.

Quand vint son tour, Bloch le reconnut en dépit de l'uniforme de la Luftwaffe.

– Comment ? Schlemilovitch ? Je croyais qu'on vous avait envoyé dans un kibboutz disciplinaire ! En tenue de la Luftwaffe par-dessus le marché ! Décidément, ces juifs européens sont incorrigibles.

Il lui désigna Rebecca :

– Votre fiancée ? Juive française certainement ? Et déguisée en lieutenant de l'armée israélienne ! De mieux en mieux ! Tenez, voici mes amis ! Je suis bon prince, je vous invite à sabler le Champagne !

Ils furent aussitôt entourés par un groupe de fêtards qui leur tapèrent allégrement sur l'épaule. Il reconnut la marquise de Fougeire-Jusquiames, le vicomte Lévy-Vendôme, Paulo Hayakawa, Sophie Knout, Jean-Farouk de Mérode, Otto da Silva, M. Igor, la vieille baronne Lydia Stahl, la princesse Chericheff-Deborazoff, Louis-Ferdinand Céline et Jean-Jacques Rousseau.

– Je viens de vendre cinquante mille paires de chaussettes à la Wehrmacht, annonça Jean-Farouk de Mérode quand ils furent attablés.