– Et moi, dix mille pots de peinture à la Kriegsmarine, dit Otto da Silva.
– Savez-vous que les boy-scouts de Radio-Londres m'ont condamné à mort ? dit Paulo Hayakawa. Ils m'appellent « le bootlegger nazi du cognac » !
– Ne vous inquiétez pas, dit Lévy-Vendôme. Nous achèterons les résistants français et les Anglo-Américains comme nous avons acheté les Allemands ! Ayez sans cesse à l'esprit cette maxime de notre maître Joanovici : « Je ne suis pas vendu aux Allemands. C'est moi, Joseph Joanovici, juif, qui ACHÈTE les Allemands. »
– Je travaille à la Gestapo française de Neuilly depuis près d'une semaine, déclara M. Igor.
– Je suis la meilleure indicatrice de Paris, dit Sophie Knout. On m'appelle Mlle Abwehr.
– J'adore les gestapistes, dit la marquise de Fougeire-Jusquiames. Ils sont plus virils que les autres.
– Vous avez raison, dit la princesse Chericheff-Deborazoff. Tous ces tueurs me mettent en rut.
– L'occupation allemande a du bon, dit Jean-Farouk de Mérode, et il exhiba un portefeuille en crocodile mauve, bourré de billets de banque.
– Paris est beaucoup plus calme, dit Otto da Silva.
– Les arbres beaucoup plus blonds, dit Paulo Hayakawa.
– Et puis on entend le bruit des cloches, dit Lévy-Vendôme.
– Je souhaite la victoire de l'Allemagne ! dit M. Igor.
– Voulez-vous des Lucky Strike ? demanda la marquise de Fougeire-Jusquiames en leur tendant un étui à cigarettes de platine, serti d'émeraudes. J'en reçois régulièrement d'Espagne.
– Non, du Champagne ! Buvons immédiatement à la santé de l'Abwehr ! dit Sophie Knout.
– Et à celle de la Gestapo ! dit la princesse Chericheff-Deborazoff.
– Une balade au bois de Boulogne ? proposa le commandant Bloch en se tournant vers lui. J'ai envie de prendre l'air ! Votre fiancée peut nous accompagner. Nous rejoindrons notre petite bande à minuit place de l'Étoile pour boire un dernier verre !
Ils se retrouvèrent sur le trottoir de la rue Pigalle. Le commandant Bloch lui désigna trois Delahaye blanches et une traction noire qui stationnaient devant le night-club.
– Les voitures de notre petite bande ! lui expliqua-t-il. Nous utilisons cette traction pour les rafles. Alors choisissons une Delahaye, si vous le voulez bien. Ce sera plus gai.
Saül prit place au volant, Bloch et lui sur le siège avant, Isaïe, Rebecca et Isaac sur le siège arrière.
– Que faisiez-vous au Grand-Duc ? lui demanda le commandant Bloch. Ignorez-vous que cette boîte de nuit est réservée aux agents de la Gestapo française et aux trafiquants du marché noir ?
Ils arrivèrent place de l'Opéra. Il remarqua une grande banderole où il était écrit : « KOMMANDANTUR PLATZ ».
– Quel plaisir de rouler en Delahaye ! lui dit Bloch. Surtout à Paris, au mois de mai 1943. N'est-ce pas, Schlemilovitch ?
Il le regarda fixement. Ses yeux étaient doux et compréhensifs.
– Entendons-nous bien, Schlemilovitch : je ne veux pas contrarier les vocations. Grâce à moi, on vous décernera certainement la palme du martyre à laquelle vous n'avez cessé d'aspirer depuis votre naissance. Oui, le plus beau cadeau qu'on puisse vous faire, vous allez le recevoir de mes mains tout à l'heure : une rafale de plomb dans la nuque ! Auparavant, nous liquiderons votre fiancée. Êtes-vous content ?
Pour combattre sa peur, il serra les dents et rassembla quelques souvenirs. Ses amours avec Eva Braun et Hilda Murzzuschlag. Ses premières promenades à Paris, l'été 1940, en uniforme de S.S. Brigadenführer : une ère nouvelle commençait, ils allaient purifier le monde, le guérir à jamais de la lèpre juive. Ils avaient la tête claire et les cheveux blonds. Plus tard, son panzer écrase les blés d'Ukraine. Plus tard, le voici en compagnie du maréchal Rommel, foulant les sables du désert. Il est blessé à Stalingrad. A Hambourg, les bombes au phosphore feront le reste. Il a suivi son Führer jusqu'au bout. Se laissera-t-il impressionner par Elias Bloch ?
– Une rafale de plomb dans la nuque ! Qu'en dites-vous, Schlemilovitch ?
De nouveau les yeux du commandant Bloch le scrutèrent.
– Vous êtes de ceux qui se laissent matraquer avec un sourire triste ! Les vrais juifs, les juifs cent pour cent, made in Europa.
Ils s'engageaient dans le bois de Boulogne. Il s'est rappelé les après-midi qu'il passait au Pré-Catelan et à la Grande Cascade sous la surveillance de Miss Evelyn mais il ne vous ennuiera pas avec ses souvenirs d'enfance. Lisez donc Proust, cela vaut mieux.
Saül arrêta la Delahaye au milieu de l'allée des Acacias. Lui et Isaac entraînèrent Rebecca et la violèrent sous mes yeux. Le commandant Bloch m'avait préalablement passé les menottes et les portières étaient fermées à clé. De toute façon, je n'aurais pas esquissé un geste pour défendre ma fiancée.
Nous prîmes la direction de Bagatelle. Isaïe, plus raffiné que ses deux compagnons, tenait Rebecca par la nuque et introduisit son sexe dans la bouche de ma fiancée. Le commandant Bloch me donnait de petits coups de poignard sur les cuisses, si bien que mon impeccable pantalon S.S. ne tarda pas à dégouliner de sang.
Ensuite la Delahaye s'arrêta au carrefour des Cascades. Isaïe et Isaac sortirent à nouveau Rebecca de la voiture. Isaac l'empoigna par les cheveux et la renversa. Rebecca se mit à rire. Ce rire s'amplifia, l'écho le renvoya à travers tout le bois, il s'amplifia encore, atteignit une hauteur vertigineuse et se brisa en sanglots.
– Votre fiancée est liquidée, chuchote le commandant Bloch. Ne soyez pas triste ! Nous devons retrouver nos amis !
Toute la bande nous attend, en effet, place de l'Étoile.
– C'est l'heure du couvre-feu, me dit Jean-Farouk de Mérode, mais nous avons des Ausweis spéciaux.
– Voulez-vous que nous allions au One-Two-Two ? me propose Paulo Hayakawa. Il y a là-bas des filles sensationnelles. Pas besoin de payer ! Il suffit que je montre ma carte de la Gestapo française.
– Et si nous faisions quelques perquisitions chez les gros bonnets du quartier ? dit M. Igor.
– Je préférerais piller une bijouterie, dit Otto da Silva.
– Ou un antiquaire, dit Lévy-Vendôme. J'ai promis trois bureaux Directoire à Goering.
– Que diriez-vous d'une rafle ? demande le commandant Bloch. Je connais un repaire de « résistants » rue Lepic.
– Bonne idée, s'écrie la princesse Chericheff-Deborazoff. Nous les torturerons dans mon hôtel particulier de la place d'Iéna.
– Nous sommes les rois de Paris, dit Paulo Hayakawa.
– Grâce à nos amis allemands, dit M. Igor.
– Amusons-nous ! dit Sophie Knout. L'Abwehr et la Gestapo nous protègent.
– Pourvu que ça dure ! dit la vieille baronne Lydia Stahl.
– Après nous le déluge ! dit la marquise de Fougeire-Jusquiames.
– Venez donc au P.C. de la rue Lauriston ! dit Bloch. J'ai reçu trois caisses de whisky. Nous finirons la nuit en beauté.
– Vous avez raison, commandant, dit Paulo Hayakawa. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien qu'on nous appelle la « Bande de la rue Lauriston ».
– RUE LAURISTON ! Rue LAURISTON ! scandent la marquise de Fougeire-Jusquiames et la princesse Chericheff-Deborazoff.
– Inutile de prendre les voitures, dit Jean-Farouk de Mérode. Nous ferons le chemin à pied.
Jusque-là, ils m'ont témoigné de la bienveillance, mais à peine sommes-nous engagés dans la rue Lauriston qu'ils me dévisagent tous d'une manière insupportable.
– Qui êtes-vous ? me demande Paulo Hayakawa.
– Un agent de l'Intelligence Service ? me demande Sophie Knout.
– Expliquez-vous, me dit Otto da Silva
– Votre gueule ne me revient pas ! me déclare la vieille baronne Lydia Stahl.
– Pourquoi vous êtes-vous déguisé en S.S.? me demande Jean-Farouk de Mérode.
– Montrez-nous vos papiers, m'ordonne M. Igor.