– Vous êtes juif ? me demande Lévy-Vendôme. Allons, avouez !
– Vous vous prenez toujours pour Marcel Proust, petite frappe ? s'enquiert la marquise de Fougeire-Jusquiames.
– Il finira bien par nous donner des précisions, déclare la princesse Chericheff-Deborazoff. Les langues se délient rue Lauriston.
Bloch me remet les menottes. Les autres me questionnent de plus belle. Une envie de vomir me prend tout à coup. Je m'appuie contre une porte cochère.
– Nous n'avons pas de temps à perdre, me dit Isaac. Marchez !
– Un petit effort, me dit le commandant Bloch. Nous arrivons bientôt. C'est au numéro 93.
Je trébuche et m'affale sur le trottoir. Ils font cercle autour de moi. Jean-Farouk de Mérode, Paulo Hayakawa, M. Igor, Otto da Silva et Lévy-Vendôme portent de beaux smokings roses et des chapeaux mous. Bloch, Isaïe, Isaac et Saül sont beaucoup plus stricts avec leurs imperméables verts. La marquise de Fougeire-Jusquiames, la princesse Chericheff-Deborazoff, Sophie Knout et la vieille baronne Lydia Stahl ont chacune un vison blanc et une rivière de diamants.
Paulo Hayakawa fume un cigare dont il me jette négligemment les cendres au visage, la princesse Chericheff-Deborazoff me taquine les joues de ses chaussures à talon.
– Alors, Marcel Proust, on ne veut pas se relever ? me demande la marquise de Fougeire-Jusquiames.
– Un petit effort, Schlemilovitch, supplie le commandant Bloch, juste la rue à traverser. Regardez là en face, le 93...
– Ce jeune homme est têtu, dit Jean-Farouk de Mérode. Vous m'excuserez, mais je vais boire un peu de whisky. Je ne supporte pas d'avoir le gosier sec.
Il traverse la rue, suivi de Paulo Hayakawa, Otto da Silva et M. Igor. La porte du 93 se referme sur eux.
Sophie Knout, la vieille baronne Lydia Stahl, la princesse Chericheff-Deborazoff et la marquise de Fougeire-Jusquiames ne tardent pas à les rejoindre. La marquise de Fougeire-Jusquiames m'a enveloppé de son manteau de vison en me murmurant à l'oreille :
– Ce sera ton linceul. Adieu, mon ange.
Reste le commandant Bloch, Isaac, Saül, Isaïe et Lévy-Vendôme. Isaac tente de me relever en tirant sur la chaîne des menottes.
– Laissez-le, dit le commandant Bloch. Il est bien mieux allongé.
Saül, Isaac, Isaïe et Lévy-Vendôme vont s'asseoir sur le perron du 93 et me regardent en pleurant.
– Tout à l'heure, je rejoindrai les autres ! me dit le commandant Bloch, d'une voix triste. Le whisky et le Champagne couleront à flots comme d'habitude, rue Lauriston.
Il approche son visage du mien. Décidément, il ressemble trait pour trait à mon vieil ami Henri Chamberlin-Laffont.
– Vous allez mourir dans un uniforme de S.S., me dit-il. Vous êtes émouvant, Schlemilovitch, émouvant !
Des fenêtres du 93 me parviennent quelques éclats de rire et le refrain d'une chanson :
Moi, j'aime le music-hall
Ses jongleurs
Ses danseuses légères...
– Vous entendez ? me demande Bloch, les yeux embués de larmes. En France, Schlemilovitch, tout finit par des chansons ! Alors, conservez votre bonne humeur !
Il sort un revolver de la poche droite de son imperméable. Je me lève et recule en titubant. Le commandant Bloch ne me quitte pas des yeux. En face, sur le perron, Isaïe, Saül, Isaac et Lévy-Vendôme pleurent toujours. Je considère un moment la façade du 93. Derrière les baies vitrées, Jean-Farouk de Mérode, Paulo Hayakawa, M. Igor, Otto da Silva, Sophie Knout, la vieille baronne Lydia Stahl, la marquise de Fougeire-Jusquiames, la princesse Chericheff-Deborazoff, l'inspecteur Bonny me font des grimaces et des pieds de nez. Une sorte de chagrin allègre m'envahit, que je connais bien. Rebecca avait raison de rire tout à l'heure. Je rassemble mes dernières forces. Un rire nerveux, malingre. Bientôt il s'enfle au point de secouer mon corps et de le plier. Peu m'importe que le commandant Bloch s'approche lentement de moi, je suis tout à fait rassuré. Il brandit son revolver et hurle :
– Tu ris ? TU RIS ? Attrape donc, petit juif, attrape !
Ma tête éclate, mais j'ignore si c'est à cause des balles ou de ma jubilation.
Les murs bleus de la chambre et la fenêtre. A mon chevet se trouve le docteur Sigmund Freud. Pour m'assurer que je ne rêve pas, je caresse son crâne chauve de la main droite.
– ... mes infirmiers vous ont ramassé cette nuit sur le Franz-Josefs-Kai et vous ont conduit dans ma clinique de Potzleindorf. Un traitement psychanalytique vous éclaircira les idées. Vous deviendrez un jeune homme sain, optimiste, sportif, c'est promis. Tenez, je veux que vous lisiez le pénétrant essai de votre compatriote Jean-Paul Schweitzer de la Sarthe : Réflexions sur la question juive. Il faut à tout prix que vous compreniez ceci : LE JUIF N'EXISTE PAS, comme le dit très pertinemment Schweitzer de la Sarthe. VOUS N'ÊTES PAS JUIF, vous êtes un homme parmi d'autres hommes, voilà tout. Vous n'êtes pas juif, je vous le répète, vous avez simplement des délires hallucinatoires, des fantasmes, rien de plus, une très légère paranoïa... Personne ne vous veut du mal, mon petit, on ne demande qu'à être gentil avec vous. Nous vivons actuellement dans un monde pacifié. Himmler est mort, comment se fait-il que vous vous rappeliez tout cela, vous n'étiez pas né, allons, soyez raisonnable, je vous en supplie, je vous en conjure, je vous...
Je n'écoute plus le docteur Freud. Pourtant, il se met à genoux, m'exhorte les bras tendus, prend sa tête dans ses mains, se roule par terre en signe de découragement, marche à quatre pattes, aboie, m'adjure encore de renoncer aux « délires hallucinatoires », à la « névrose judaïque », à la « yiddish paranoïa » Je m'étonne de le voir dans un pareil état : sans doute ma présence l'indispose-t-elle ?
– Arrêtez ces gesticulations ! lui dis-je. Je n'accepte pour médecin traitant que le docteur Bardamu. Bardamu Louis-Ferdinand... Juif comme moi... Bardamu. Louis-Ferdinand Bardamu...
Je me suis levé et j'ai marché avec difficulté jusqu'à la fenêtre. Le psychanalyste sanglotait dans un coin. Dehors le Potzleindorfer Park étincelait sous la neige et le soleil. Un tramway rouge descendait l'avenue. Je pensai à l'avenir qu'on me proposait : une guérison rapide grâce aux bons soins du docteur Freud, les hommes et les femmes m'attendant à la porte de la clinique avec leurs regards chauds et fraternels. Le monde, plein de chantiers épatants, de ruches bourdonnantes. Le beau Potzleindorfer Park, là, tout près, la verdure et les allées ensoleillées...
Je me glisse furtivement derrière le psychanalyste et lui tapote le crâne.
– Je suis bien fatigué, lui dis-je, bien fatigué...
1 Himmler.
2 « Allez, bouffe ! »
Table des matières
Dédicace
Exergue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Du même auteur
GALLIMARD
5 rue Sébastien Bottin, 75007 Paris www.gallimard.fr
© Éditions Gallimard, 1968 Pour l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2011. Pour l'édition numérique.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
LA PLACE DE L'ÉTOILE, roman. Nouvelle édition revue et corrigée en 1995 (« Folio », te 698).
LA RONDE DE NUIT, roman (« Folio », n° 835).
LES BOULEVARDS DE CEINTURE, roman (« Folio », ne 1033).
VILLA TRISTE, roman (« Folio », n » 953).