Cette confession créa la discorde parmi les juifs français. Les sionistes conseillèrent à Jacob X d'émigrer en Israël. Là-bas il pourrait légitimement prétendre au bâton de maréchal. Les juifs honteux et assimilés prétendirent que Jacob X était un agent provocateur au service des néo-nazis. La gauche défendit le jeune déserteur avec passion. L'article de Sartre : « Saint Jacob X comédien et martyr » déclencha l'offensive. On se souvient du passage le plus pertinent : « Désormais, il se voudra juif, mais juif dans l'abjection. Sous les regards sévères de Gallieni, de Joffre, de Foch, dont les portraits se trouvent au mur du salon, il se comportera comme un vulgaire déserteur, lui qui ne cesse de vénérer, depuis son enfance, l'armée française, la casquette du père Bugeaud et les francisques de Pétain. Bref, il éprouvera la honte délicieuse de se sentir l'Autre, c'est-à-dire le Mal. »
Plusieurs manifestes circulèrent, qui réclamaient le retour triomphal de Jacob X. Un meeting eut lieu à la Mutualité. Sartre supplia Jacob X de renoncer à l'anonymat, mais le silence obstiné du déserteur découragea les meilleures volontés.
Nous prenons nos repas aux Bergues. L'après-midi, Des Essarts travaille à un livre sur le cinéma russe d'avant la Révolution. Quant à moi, je traduis les poètes alexandrins. Nous avons choisi le bar de l'hôtel pour nous livrer à ces menus travaux. Un homme chauve aux yeux de braise vient s'asseoir régulièrement à la table voisine de la nôtre. Un après-midi, il nous adresse la parole en nous regardant fixement. Tout à coup, il sort de sa poche un vieux passeport et nous le tend. Je lis avec stupéfaction le nom de Maurice Sachs. L'alcool le rend volubile. Il nous raconte ses mésaventures depuis 1945, date de sa prétendue disparition. Il a été successivement agent de la Gestapo, G.I., marchand de bestiaux en Bavière, courtier à Anvers, tenancier de bordel à Barcelone, clown dans un cirque de Milan sous le sobriquet de Lola Montès. Enfin il s'est fixé à Genève où il tient une petite librairie. Nous buvons jusqu'à trois heures du matin pour fêter cette rencontre. A partir de ce jour, nous ne quittons plus Maurice d'une semelle et lui promettons solennellement de garder le secret de sa survie.
Nous passons nos journées assis derrière les piles de livres de son arrière-boutique et l'écoutons ressusciter, pour nous, 1925. Maurice évoque, d'une voix éraillée par l'alcool, Gide, Cocteau, Coco Chanel. L'adolescent des années folles n'est plus qu'un gros monsieur, gesticulant au souvenir des Hispano-Suiza et du Bœuf sur le Toit.
– Depuis 1945 je me survis, nous confie-t-il. J'aurais dû mourir au bon moment, comme Drieu la Rochelle. Seulement voilà : je suis juif, j'ai l'endurance des rats.
Je prends note de cette réflexion et, le lendemain, j'apporte à Maurice mon Drieu et Sachs, où mènent les mauvais chemins. Je montre dans cette étude comment deux jeunes gens de 1925 s'étaient perdus à cause de leur manque de caractère : Drieu, grand jeune homme de Sciences-Po, petit bourgeois français fasciné par les voitures décapotables, les cravates anglaises, les jeunes Américaines, et se faisant passer pour un héros de 14-18 ; Sachs, jeune juif charmant et de mœurs douteuses, produit d'une après-guerre faisandée. Vers 1940, la tragédie s'abat sur l'Europe. Comment vont réagir nos deux muscadins ? Drieu se souvient qu'il est né dans le Cotentin et entonne, quatre ans de suite, le Horst-Wessel Lied, d'une voix de fausset. Pour Sachs, Paris occupé est un éden où il va se perdre frénétiquement. Ce Paris-là lui fournit des sensations plus vives que le Paris de 1925. On peut y faire du trafic d'or, louer des appartements dont on revend ensuite le mobilier, échanger dix kilos de beurre contre un saphir, convertir le saphir en ferraille, etc. La nuit et le brouillard évitent de rendre des comptes. Mais, surtout, quel bonheur d'acheter sa vie au marché noir, de dérober chacun des battements de son cœur, de se sentir l'objet d'une chasse à courre ! On imagine mal Sachs dans la Résistance, luttant avec de petits fonctionnaires français pour le rétablissement de la morale, de la légalité et du plein jour. Vers 1943, quand il sent que la meute et les ratières le menacent, il s'inscrit comme travailleur volontaire en Allemagne et devient, par la suite, membre actif de la Gestapo. Je ne veux pas mécontenter Maurice : je le fais mourir en 1945 et passe sous silence ses diverses réincarnations de 1945 à nos jours. Je conclus ainsi : « Qui aurait pu penser que ce charmant jeune homme 1925 se ferait dévorer, vingt ans après, par des chiens, dans une plaine de Poméranie ? »
Après avoir lu mon étude, Maurice me dit :
– C'est très joli, Schlemilovitch, ce parallèle entre Drieu et moi, mais enfin je préférerais un parallèle entre Drieu et Brasillach. Vous savez je n'étais qu'un farceur à côté de ces deux-là. Écrivez donc quelque chose pour demain matin, et je vous dirai ce que j'en pense.
Maurice est ravi de conseiller un jeune homme. Il se rappelle sans doute les premières visites qu'il rendait, le cœur battant, à Gide et à Cocteau. Mon Drieu et Brasillach lui plaît beaucoup. J'ai tenté de répondre à la question suivante : pour quels motifs Drieu et Brasillach avaient-ils collaboré ?
La première partie de cette étude s'intitule : « Pierre Drieu la Rochelle ou le couple éternel du S.S. et de la juive. » Un thème revenait souvent dans les romans de Drieu : le thème de la juive. Gilles Drieu, ce fier Viking, n'hésitait pas à maquereauter les juives, une certaine Myriam par exemple. On peut aussi expliquer son attirance pour les juives de la façon suivante : depuis Walter Scott, il est bien entendu que les juives sont de gentilles courtisanes qui se plient à tous les caprices de leurs seigneurs et maîtres aryens. Auprès des juives, Drieu se donnait l'illusion d'être un croisé, un chevalier teutonique. Jusque-là mon analyse n'avait rien d'original, les commentateurs de Drieu insistant tous sur le thème de la juive chez cet écrivain. Mais le Drieu collaborateur ? Je l'explique aisément : Drieu était fasciné par la virilité dorique. En juin 1940, les vrais Aryens, les vrais guerriers, déferlent sur Paris : Drieu quitte avec précipitation le costume de Viking qu'il avait loué pour brutaliser les jeunes filles juives de Passy. Il retrouve sa vraie nature : sous le regard bleu métallique des S.S., il mollit, il fond, il se sent soudain des langueurs orientales. Bientôt il se pâme dans les bras des vainqueurs. Après leur défaite, il s'immole. Une telle passivité, un tel goût pour le Nirvâna étonnent chez ce Normand.
La deuxième partie de mon étude s'intitule : « Robert Brasillach ou la demoiselle de Nuremberg ». « Nous avons été quelques-uns à coucher avec l'Allemagne, avouait-il, et le souvenir nous en restera doux. » Sa spontanéité rappelle celle des jeunes Viennoises pendant l'Anschluss. Les soldats allemands défilaient sur le Ring et elles avaient revêtu, pour leur jeter des roses, de très coquets dirndles. Ensuite, elles se promenaient au Prater avec ces anges blonds. Et puis venait le crépuscule enchanté du Stadtpark où l'on embrassait un jeune S.S. Totenkopf en lui murmurant des lieds de Schubert. Mon Dieu, que la jeunesse était belle de l'autre côté du Rhin !... Comment ne pouvait-on pas tomber amoureux du jeune hitlérien Quex ? A Nuremberg, Brasillach n'en croyait pas ses yeux : muscles ambrés, regards clairs, lèvres frémissantes des Hitlerjugend et leurs verges qu'on devinait tendues dans la nuit embrasée, une nuit aussi pure que celle que l'on voit tomber sur Tolède du haut des Cigarrales... J'ai connu Robert Brasillach à l'École normale supérieure. Il m'appelait affectueusement « son bon Moïse » ou « son bon juif ». Nous découvrions ensemble le Paris de Pierre Corneille et de René Clair, semé de bistrots sympathiques où nous buvions des petits blancs. Robert me parlait avec malice de notre bon maître André Bellessort et nous échafaudions quelques canulars savoureux. L'après-midi, nous « tapirisions » de jeunes cancres juifs, bêtes et prétentieux. Le soir, nous allions au cinématographe ou bien nous dégustions avec nos amis archicubes de plantureuses brandades de morue. Et nous buvions vers minuit ces orangeades glacées dont Robert était friand parce qu'elles lui rappelaient l'Espagne. Tout cela, c'était notre jeunesse, le matin profond que nous ne retrouverons jamais plus. Robert commença une brillante carrière de journaliste. Je me souviens d'un article qu'il écrivit sur Julien Benda. Nous nous promenions parc Montsouris, et notre Grand Meaulnes dénonçait à voix virile l'intellectualisme de Benda, son obscénité juive, sa sénilité de talmudiste. « Pardonnez-moi, me dit-il tout à coup. Je vous ai blessé sans doute. J'avais oublié que vous êtes israélite. » Je rougis jusqu'au bout des ongles. « Non, Robert, je suis un goye d'honneur ! Ignorez-vous qu'un Jean Lévy, un Pierre-Marius Zadoc, un Raoul-Charles Leman, un Marc Boasson, un René Riquier, un Louis Latzarus, un René Gross, tous juifs comme moi, furent de chauds partisans de Maurras ? Eh bien moi, Robert, je veux travailler à Je suis partout ! Introduisez-moi chez vos amis, je vous en supplie ! Je tiendrai la rubrique antisémite à la place de Lucien Rebatet ! Imaginez un peu le scandale : Schlemilovitch traitant Blum de youpin ! » Robert fut enchanté par cette perspective. Bientôt je sympathisai avec P.-A. Cousteau, « Bordelais brun et viril », le caporal Ralph Soupault, Robert Andriveau, « fasciste endurci et ténor sentimental de nos banquets », le Toulousain jovial Alain Laubreaux, enfin le chasseur alpin Lucien Rebatet (« C'est un homme, il tient la plume comme il tiendra un fusil, le jour venu »). Je donnai tout de suite à ce paysan dauphinois quelques idées propres à meubler sa rubrique antisémite. Par la suite Rebatet ne cessa de me demander des conseils. J'ai toujours pensé que les goyes chaussent de trop gros sabots pour comprendre les juifs. Leur antisémitisme même est maladroit.