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Nous nous servions de l'imprimerie de L'Action française. Je sautais sur les genoux de Maurras et caressais la barbe de Pujo. Maxime Real del Sarte n'était pas mal non plus. Les délicieux vieillards !

Juin 1940. Je quitte la petite bande de Je suis partout en regrettant nos rendez-vous place Denfert-Rochereau. Je me suis lassé du journalisme et caresse des ambitions politiques. J'ai pris la résolution d'être un juif collaborateur. Je me lance d'abord dans la collaboration mondaine : je participe aux thés de la Propaganda-Staffel, aux dîners de Jean Luchaire, aux soupers de la rue Lauriston, et cultive soigneusement l'amitié de Brinon. J'évite Céline et Drieu la Rochelle, trop enjuivés pour mon goût. Je deviens bientôt indispensable ; je suis le seul juif, le bon juif de la Collabo. Luchaire me fait connaître Abetz. Nous convenons d'un rendez-vous. Je lui pose mes conditions ; je veux 1° remplacer au commissariat des Questions juives Darquier de Pellepoix, cet ignoble petit Français ; 2° jouir d'une entière liberté d'action. Il me semble absurde de supprimer 500000 juifs français. Abetz paraît vivement intéressé, mais ne donne pas suite à mes propositions. Je demeure pourtant en excellents termes avec lui et Stülpnagel. Ils me conseillent de m'adresser à Doriot ou à Déat. Doriot ne me plaît pas beaucoup à cause de son passé communiste et de ses bretelles. Je flaire en Déat l'instituteur radical-socialiste. Un nouveau venu m'impressionne par son béret. Je veux parler de Jo Darnand. Chaque antisémite a son « bon juif » : Jo Darnand est mon bon Français d'image d'Épinal « avec sa face de guerrier qui interroge la plaine ». Je deviens son bras droit et noue à la milice de solides amitiés : ces garçons bleu marine ont du bon, croyez-moi.

L'été 1944, après diverses opérations menées dans le Vercors, nous nous réfugions à Sigmaringen avec nos francs-gardes. En décembre, lors de l'offensive von Rundstedt, je me fais abattre par un G.I. nommé Lévy qui me ressemble comme un frère.

J'ai découvert dans la librairie de Maurice tous les numéros de La Gerbe, du Pilori, de Je suis partout et quelques brochures pétainistes consacrées à la formation des « chefs ». Exception faite de la littérature pro-allemande, Maurice possède au complet les œuvres d'écrivains oubliés. Pendant que je lis les antisémites Montandon et Marques-Rivière, Des Essarts s'absorbe dans les romans d'Édouard Rod, de Marcel Prévost, d'Estaunié, de Boylesve, d'Abel Hermant. Il rédige un petit essai : Qu'est-ce que la littérature ? qu'il dédie à Jean-Paul Sartre. Des Essarts a une vocation d'antiquaire, il propose de remettre à l'honneur les romanciers des années 1880, qu'il vient de découvrir. Il se ferait, tout aussi bien, le défenseur du style Louis-Philippe ou Napoléon III. Le dernier chapitre de son essai s'intitule « Mode d'emploi de certains auteurs » et s'adresse aux jeunes gens avides de se cultiver : « Édouard Estaunié, écrit-il, doit se lire dans une maison de campagne vers cinq heures de l'après-midi, un verre d'armagnac à la main. Le lecteur portera un complet strict de chez O'Rosen ou Creed, une cravate club et une pochette de soie noire. Pour René Boylesve, je conseillerai de le lire l'été, à Cannes ou à Monte-Carlo, vers huit heures du soir, en costume d'alpaga. Les romans d'Abel Hermant exigent du doigté : on les lira à bord d'un yacht panaméen, en fumant des cigarettes mentholées... »

Maurice, lui, poursuit la rédaction du troisième volume de ses Mémoires : Le Revenant, après Le Sabbat et La Chasse à courre.

Pour ma part, j'ai décidé d'être le plus grand écrivain juif français après Montaigne, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline.

J'étais un vrai jeune homme, avec des colères et des passions. Aujourd'hui, une telle naïveté me fait sourire. Je croyais que l'avenir de la littérature juive reposait sur mes épaules. Je jetais un regard en arrière et dénonçais les faux jetons : le capitaine Dreyfus, Maurois, Daniel Halévy. Proust me semblait trop assimilé à cause de son enfance provinciale, Edmond Fleg trop gentil, Benda trop abstrait : Pourquoi jouer les purs esprits, Benda ? Les archanges de la géométrie ? Les grands désincarnés ? Les juifs invisibles ?

Il y avait de beaux vers chez Spire :

O chaleur, ô tristesse, ô violence, ô folie,

Invincibles génies à qui je suis voué,

Que serais-je sans vous ? Venez donc me défendre

Contre la raison sèche de cette terre heureuse...

Et encore :

Tu voudrais chanter la force, l'audace,

Tu n'aimeras que les rêveurs désarmés contre la vie

Tu tenteras d'écouter les chants joyeux des paysans,

Les marches brutales des soldats, les rondes gracieuses des fillettes

Tu n'auras l'oreille habile que pour les pleurs...

Vers l'est on rencontrait de plus fortes personnalités : Henri Heine, Franz Kafka... J'aimais le poème de Heine intitulé Doña Clara : en Espagne, la fille du grand inquisiteur tombe amoureuse d'un beau chevalier qui ressemble à saint Georges. « Vous n'avez rien de commun, avec les mécréants juifs », lui dit-elle. Le beau chevalier lui révèle alors son identité :

Ich, Señora, eur Geliebter,

Bin der Sohn des vielbelobten

Grossen, schriftgelehrten Rabbi

Israel von Saragossa1.

On a fait beaucoup de bruit autour de Franz Kafka, le frère aîné de Char lie Chaplin. Quelques cuistres aryens ont chaussé leurs sabots pour piétiner son œuvre : ils ont promu Kafka professeur de philosophie. Ils le confrontent au Prussien Emmanuel Kant, à Sœren Kierkegaard, le Danois inspiré, au Méridional Albert Camus, à J.-P. Sartre, polygraphe, mi-alsacien, mi-périgourdin. Je me demande comment Kafka, si fragile et si timide, résiste à cette jacquerie.