Des Essarts, depuis qu'il s'était fait naturaliser juif, avait épousé notre cause sans réserve. Maurice, lui, s'inquiétait de mon racisme exacerbé.
– Vous rabâchez de vieilles histoires, me disait-il. Nous ne sommes plus en 1942, mon vieux ! Sinon je vous aurais vivement conseillé de suivre mon exemple et d'entrer dans la Gestapo, pour vous changer les idées ! On oublie très vite ses origines, vous savez ! Un peu de souplesse. On peut changer de peau à loisir ! De couleur ! Vive le caméléon ! Tenez, je me fais chinois sur l'heure ! apache ! norvégien ! patagon ! Il suffit d'un tour de passe-passe ! Abracadabra !
Je ne l'écoute pas. Je viens de faire la connaissance de Tania Arcisewska, une juive polonaise. Cette jeune femme se détruit lentement, sans convulsions, sans cris, comme si la chose allait de soi. Elle utilise une seringue de Pravaz pour se piquer au bras gauche.
– Tania exerce une influence néfaste sur vous, me dit Maurice. Choisissez plutôt une gentille petite Aryenne, qui vous chantera des berceuses du terroir.
Tania me chante la Prière pour les morts d'Auschwitz. Elle me réveille en pleine nuit et me montre le numéro matricule indélébile qu'elle porte à l'épaule :
– Regardez ce qu'ils m'ont fait, Raphaël, regardez !
Elle titube jusqu'à la fenêtre. Sur les quais du Rhône, des bataillons noirs défilent et se groupent devant l'hôtel avec une admirable discipline.
– Regardez bien tous ces S.S., Raphaël ! Il y a trois policiers en manteau de cuir, là, à gauche ! La Gestapo, Raphaël ! Ils se dirigent vers la porte de l'hôtel ! Ils nous cherchent ! Ils vont nous reconduire au bercail !
Je m'empresse de la rassurer. J'ai des amis haut placés. Je ne me contente pas des petits farceurs de la Collabo parisienne. Je tutoie Goering ; Hess, Goebbels et Heydrich me trouvent fort sympathique. Avec moi, elle ne risque rien. Les policiers ne toucheront pas à un seul de ses cheveux. S'ils s'obstinent, je leur montrerai mes décorations : je suis le seul juif qui ait reçu des mains d'Hitler la Croix pour le Mérite.
Un matin, profitant de mon absence, Tania se tranche les veines. Pourtant, je cache avec soin mes lames de rasoir. J'éprouve en effet un curieux vertige quand mon regard rencontre ces petits objets métalliques : j'ai envie de les avaler.
Le lendemain, un inspecteur venu spécialement de Paris m'interroge. L'inspecteur La Clayette, si je ne me trompe. La dénommée Tania Arcisewska, me dit-il, était recherchée par la police française. Trafic et usage de stupéfiants. Il faut s'attendre à tout avec ces étrangers. Ces juifs. Ces délinquants Mittel-Europa. Enfin, elle est morte, et c'est tant mieux.
Le zèle de l'inspecteur La Clayette et le vif intérêt qu'il porte à mon amie m'étonnent : un ancien gestapiste, sans doute.
J'ai gardé en souvenir de Tania sa collection de marionnettes : les personnages de la commedia dell'arte, Karagheuz, Pinocchio, Guignol, le Juif errant, la Somnambule. Elle les avait disposés autour d'elle avant de se tuer. Je crois qu'ils furent ses seuls compagnons. De toutes ces marionnettes, je préfère la Somnambule, avec ses bras tendus en avant et ses paupières closes. Tania, perdue dans un cauchemar de barbelés et de miradors, lui ressemblait.
Maurice nous faussa compagnie à son tour. Depuis longtemps, il rêvait de l'Orient. Je l'imagine prenant sa retraite à Macao ou à Hong kong. Peut-être renouvelle-t-il son expérience du S.T.O. dans un kibboutz. Cette hypothèse me paraît la plus vraisemblable.
Pendant une semaine, nous sommes très désemparés, Des Essarts et moi. Nous n'avons plus la force de nous intéresser aux choses de l'esprit et nous considérons l'avenir avec crainte : il ne nous reste que soixante francs suisses. Mais le grand-père de Des Essarts et mon oncle vénézuélien Vidal meurent le même jour. Des Essarts hérite d'un titre de duc et pair, je me contente d'une fortune colossale en bolivars. Le testament de mon oncle Vidal m'étonne : il suffit sans doute de sauter à cinq ans sur les genoux d'un vieux monsieur pour qu'il vous institue son légataire universel.
Nous décidons de regagner la France. Je rassure Des Essarts : la police française recherche un duc et pair déserteur, mais pas le dénommé Jean-François Lévy, citoyen de Genève. Après avoir franchi la frontière, nous faisons sauter la banque du casino d'Aix-les-Bains. Je donne ma première conférence de presse à l'hôtel Splendid. On me demande ce que je compte faire de mes bolivars : Entretenir un harem ? Édifier des palais de marbre rose ? Protéger les arts et les lettres ? M'occuper d'œuvres philanthropiques ? Suis-je romantique, cynique ? Deviendrai-je le playboy de l'année ? Remplacerai-je Rubirosa ? Farouk ? Ali Khan ?
Je jouerai à ma façon le rôle du jeune milliardaire. Certes, j'ai lu Larbaud et Scott Fitzgerald, mais je ne pasticherai pas les tourments spirituels d'A.W. Olson Barnabooth ni le romantisme enfantin de Gatsby. Je veux qu'on m'aime pour mon argent.
Je m'aperçois, avec épouvante, que je suis tuberculeux. Il faut que je cache cette maladie intempestive qui me vaudrait un regain de popularité dans toutes les chaumières d'Europe. Les petites Aryennes se découvriraient une vocation de sainte Blandine en face d'un jeune homme riche, désespéré, beau et tuberculeux. Pour décourager les bonnes volontés, je répète aux journalistes que je suis JUIF. Par conséquent, seuls l'argent et la luxure m'intéressent. On me trouve très photogénique : je me livrerai à d'ignobles grimaces, j'utiliserai des masques d'orang-outang et je me propose d'être l'archétype du juif que les Aryens venaient observer, vers 1941, à l'exposition zoologique du palais Berlitz. Je réveille des souvenirs chez Rabatête et Bardamu. Leurs articles injurieux me récompensent de mes peines. Malheureusement, on ne lit plus ces deux auteurs. Les revues mondaines et la presse du cœur s'obstinent à me décerner des louanges : je suis un jeune héritier charmant et original. Juif ? Comme Jésus-Christ et Albert Einstein. Et après ? En désespoir de cause j'achète un yacht, Le Sanhédrin, que je transforme en bordel de luxe. Je l'ancre à Monte-Carlo, Cannes, La Baule, Deauville. Trois haut-parleurs fixés sur chaque mât diffusent les textes du docteur Bardamu et de Rabatête, mes public-relations préférés : oui, je dirige le complot juif mondial à coups de partouzes et de millions. Oui, la guerre de 1939 a été déclarée par ma faute. Oui, je suis une sorte de Barbe-Bleue, un anthropophage qui dévore les petites Aryennes après les avoir violées. Oui, je rêve de ruiner toute la paysannerie française et d'enjuiver le Cantal.
Bientôt je me lasse de ces gesticulations. Je me retire en compagnie du fidèle Des Essarts à l'hôtel Trianon de Versailles pour y lire Saint-Simon. Ma mère s'inquiète de ma mauvaise mine. Je lui promets d'écrire une tragicomédie où elle tiendra le rôle principal. Ensuite, la tuberculose me consumera gentiment. Ou alors je pourrais me suicider. Réflexion faite, je décide de ne pas finir en beauté. Ils me compareraient à l'Aiglon ou à Werther.
Ce soir-là, Des Essarts voulut m'entraîner dans un bal masqué.
– Surtout ne vous costumez pas en Shylock ou en juif Süss, comme à votre habitude. J'ai loué pour vous un superbe habit de seigneur Henri III, et pour moi un uniforme de spahi.
Je refusai son invitation, prétextant qu'il me fallait achever ma pièce au plus vite. Il me quitta avec un sourire triste. Quand la voiture eut franchi le portail de l'hôtel, j'éprouvai un vague remords. Un peu plus tard, mon ami se tuait sur l'autoroute de l'Ouest. Un accident incompréhensible. Il portait son uniforme de spahi. Il n'était pas défiguré.