J'achevai bientôt ma pièce. Tragi-comédie. Tissu d'invectives contre les goyes. J'étais persuadé qu'elle indisposerait le public parisien ; on ne me pardonnerait pas d'avoir mis en scène mes névroses et mon racisme d'une manière aussi provocante. Je comptais beaucoup sur le morceau de bravoure final : dans une chambre aux murs blancs, le père et le fils s'affrontent : le fils porte un uniforme rapiécé de S.S. et un vieil imperméable de la Gestapo, le père une calotte, des guiches et une barbe de rabbin. Ils parodient un interrogatoire, le fils jouant le rôle du bourreau, le père le rôle de la victime. La mère fait irruption et se dirige vers eux les bras tendus, les yeux hallucinés. Elle hurle la ballade de la Putain juive Marie Sanders. Le fils serre son père à la gorge en entonnant le Horst-Wessel Lied, mais il ne parvient pas à couvrir la voix de sa mère. Le père, à moitié étouffé, gémit le Kol Nidre, la prière du Grand Pardon. La porte du fond s'ouvre brusquement : quatre infirmiers encerclent les protagonistes et les maîtrisent à grand-peine. Le rideau tombe. Personne n'applaudit. On me dévisage avec des yeux méfiants. On s'attendait à plus de gentillesse de la part d'un juif. Je suis vraiment ingrat. Un vrai mufle. Je leur ai volé leur langue claire et distincte pour la transformer en borborygmes hystériques.
Ils espéraient un nouveau Marcel Proust, un youtre dégrossi au contact de leur culture, une musique douce, mais ils ont été assourdis par des tam-tams menaçants. Maintenant ils savent à quoi s'en tenir sur mon compte. Je peux mourir tranquille.
Les critiques du lendemain me causèrent une très grande déception. Elles étaient condescendantes. Je dus me rendre à l'évidence. Je ne rencontrais aucune hostilité autour de moi, sauf chez quelques dames patronnesses et de vieux messieurs qui ressemblaient au colonel de La Rocque. La presse se penchait de plus belle sur mes états d'âme. Tous ces Français avaient une affection démesurée pour les putains qui écrivent leurs mémoires, les poètes pédérastes, les maquereaux arabes, les nègres camés et les juifs provocateurs. Décidément il n'y avait plus de morale. Le juif était une marchandise prisée, on nous respectait trop. Je pouvais entrer à Saint-Cyr et devenir le maréchal Schlemilovitch : l'affaire Dreyfus ne recommencera pas.
Après cet échec, il ne me restait plus qu'à disparaître comme Maurice Sachs. Quitter Paris définitivement. Je léguai une partie de ma fortune à ma mère. Je me souvins que j'avais un père en Amérique. Je le priai de me rendre visite s'il voulait hériter de trois cent cinquante mille dollars. La réponse ne se fit pas attendre : il me fixa un rendez-vous à Paris, hôtel Continental. Je voulus soigner ma tuberculose. Devenir un jeune homme sage et circonspect. Un vrai petit Aryen. Seulement je n'aimais pas le sanatorium. J'ai préféré voyager. Mon âme de métèque réclamait de beaux dépaysements.
Il me sembla que la province française me les dispenserait mieux que le Mexique ou les îles de la Sonde. Je reniai donc mon passé cosmopolite. J'avais hâte de connaître le terroir, les lampes à pétrole, la chanson des bocages et des forêts.
Et puis j'ai pensé à ma mère qui faisait souvent des tournées en province. Les tournées Carinthy, théâtre de boulevard garanti. Comme elle parlait le français avec un accent balkanique, elle jouait les rôles de princesses russes, de comtesses polonaises et d'amazones hongroises. Princesse Berezovo à Aurillac. Comtesse Tomazoff à Béziers. Baronne Gevatchaldy à Saint-Brieuc. Les tournées Carinthy parcourent toute la France.
1 « Moi, votre amant, Señora, je suis le fils du docte et glorieux Don Isaac Ben Israël, grand rabbin de la synagogue de Saragosse. »
II
Mon père portait un complet d'alpaga bleu Nil, une chemise à raies vertes, une cravate rouge et des chaussures d'astrakan. Je venais de faire sa connaissance dans le salon ottoman de l'hôtel Continental. Après avoir signé plusieurs papiers grâce auxquels il allait disposer d'une partie de ma fortune, je lui dis :
– En somme, vos affaires new-yorkaises périclitaient ? A-t-on idée d'être président-directeur général de la Kaleidoscope Ltd.? Vous auriez dû vous apercevoir que le marché des kaléidoscopes baisse de jour en jour ! Les enfants préfèrent les fusées porteuses, l'électromagnétisme, l'arithmétique ! Le rêve ne se vend plus, mon vieux. Et puis je vais vous parler franchement : vous êtes juif, par conséquent vous n'avez pas le sens du commerce ni des affaires. Il faut laisser ce privilège aux Français. Si vous saviez lire, je vous montrerais le beau parallèle que j'ai dressé entre Peugeot et Citroën : d'un côté, le provincial de Montbéliard, thésauriseur, discret et prospère ; de l'autre, André Citroën, aventurier juif et tragique, qui flambe dans les salles de jeu. Allons, vous n'avez pas l'étoffe d'un capitaine d'industrie. Vous êtes un funambule, voilà tout ! Inutile de jouer la comédie ! de donner des coups de téléphone fébriles à Madagascar, en Liechtenstein, en Terre de Feu ! Vous n'écoulerez jamais vos stocks de kaléidoscopes.
Mon père voulut retrouver Paris, où il avait passé sa jeunesse. Nous allâmes boire quelques gin-fizz au Fouquet's, au Relais Plaza, au bar du Meurice, du Saint-James et d'Albany, de l'Élysée-Park, du George V, du Lancaster. C'était ses provinces à lui. Pendant qu'il fumait un cigare Partagas, je pensais à la Touraine et à la forêt de Brocéliande. Où choisirai-je de m'exiler ? Tours ? Nevers ? Poitiers ? Aurillac ? Pézenas ? La Souterraine ? Je ne connaissais la province française que par l'entremise du guide Michelin et de certains auteurs comme François Mauriac. Un texte de ce Landais m'avait particulièrement ému : Bordeaux ou l'adolescence. Je me rappelai la surprise de Mauriac quand je lui récitai avec ferveur sa si belle prose : « Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c'est la seule qu'il faudrait nous défendre de juger. Elle se confond avec nous, elle est nous-même, nous la portons en nous. L'histoire de Bordeaux est l'histoire de mon corps et de mon âme. » Mon vieil ami avait-il compris que je lui enviais son adolescence, l'institut Sainte-Marie, la place des Quinconces, le parfum de la bruyère chaude, du sable tiède et de la résine ? de quelle adolescence pouvais-je parler, moi, Raphaël Schlemilovitch, sinon de l'adolescence d'un misérable petit juif apatride ? Je ne serai ni Gérard de Nerval, ni François Mauriac, ni même Marcel Proust. Pas de Valois pour réchauffer mon âme, ni de Guyenne, ni de Combray. Aucune tante Léonie. Condamné au Fouquet's, au Relais Plaza, à l'Élysée-Park où je bois d'horribles liqueurs anglo-saxonnes en compagnie d'un gros monsieur judéo-new-yorkais : mon père. L'alcool le pousse aux confidences comme Maurice Sachs, le jour de notre première rencontre. Leurs destins sont les mêmes, à cette différence près : Sachs lisait Saint-Simon, mon père Maurice Dekobra. Né à Caracas, d'une famille juive sefarad, il quitta précipitamment l'Amérique pour échapper aux policiers du dictateur des îles Galapagos dont il avait séduit la fille. En France, il devint le secrétaire de Stavisky. A cette époque, il portait beau : quelque chose entre Valentino et Novaro, avec un zeste de Douglas Fairbanks, de quoi troubler les petites Aryennes. Dix ans plus tard, sa photo figurait à l'exposition anti-juive du palais Berlitz, agrémentée de cette légende : « Juif sournois. Il pourrait passer pour un Sud-Américain. »