Mon père ne manquait pas d'humour : il était allé, un après-midi, au palais Berlitz et avait proposé à quelques visiteurs de leur servir de guide. Quand ils s'arrêtèrent devant sa photo, il leur cria : « Coucou, me voilà. » On ne parlera jamais assez du côté m'as-tu-vu des juifs. D'ailleurs, il éprouvait pour les Allemands une certaine sympathie puisqu'ils avaient choisi ses endroits de prédilection : le Continental, le Majestic, le Meurice. Il ne perdait pas une occasion de les côtoyer chez Maxim's, Philippe, Gaffner, Lola Tosch et dans toutes les boîtes de nuit grâce à de faux papiers au nom de Jean Cassis de Coudray-Macouard.
Il habitait une petite chambre de bonne, rue des Saussaies, en face de la Gestapo. Il lisait jusqu'à une heure avancée de la nuit Bagatelles pour un massacre, qu'il trouva très drôle. A ma grande stupéfaction, il me récita des pages entières de cet ouvrage. Il l'avait acheté à cause du titre, croyant que c'était un roman policier.
En juillet 1944, il réussit à vendre la forêt de Fontainebleau aux Allemands, par l'intermédiaire d'un baron balte. Avec l'argent que lui avait rapporté cette délicate opération, il émigra aux Etats-Unis et fonda une société anonyme : la Kaleidoscope Ltd.
– Et vous ? me dit-il, en me soufflant au nez une bouffée de Partagas, racontez-moi votre vie.
– Vous n'avez pas lu les journaux ? lui dis-je d'une voix lasse. Je croyais que le Confidential de New York m'avait consacré un numéro spécial. Bref, j'ai décidé de renoncer à une vie cosmopolite, artificielle, faisandée. Je vais me retirer en province. La province française, le terroir. Je viens de choisir Bordeaux, Guyenne, pour soigner mes névroses. C'est aussi un hommage que je rends à mon vieil ami François Mauriac. Ce nom ne vous dit rien, bien entendu ?
Nous prîmes un dernier verre au bar du Ritz.
– Puis-je vous accompagner dans cette ville dont vous me parliez tout à l'heure ? me demanda-t-il brusquement. Vous êtes mon fils, nous devons au moins faire un voyage ensemble ! Et puis, grâce à vous, me voilà devenu la quatrième fortune d'Amérique !
– Oui, accompagnez-moi si vous voulez. Ensuite, vous retournerez à New York.
Il m'embrassa sur le front et je sentis les larmes me monter aux yeux. Ce gros monsieur, avec ses vêtements bigarrés, était bien émouvant.
Nous avons traversé la place Vendôme, bras dessus bras dessous. Mon père chantait des fragments de Bagatelles pour un massacre, d'une très belle voix de basse. Je pensais aux mauvaises lectures que j'avais faites dans mon enfance. Notamment cette série des Comment tuer votre père, d'André Breton et de Jean-Paul Sartre (collection « Lisez-moi bleu »). Breton conseillait aux jeunes gens de se poster, revolver au poing, à la fenêtre de leur domicile, avenue Foch, et d'abattre le premier piéton qui se présenterait. Cet homme était nécessairement leur père, un préfet de police ou un industriel des textiles. Sartre délaissait un instant les beaux quartiers au profit de la banlieue rouge : on abordait les ouvriers les plus musclés en s'excusant d'être un fils de famille, on les entraînait avenue Foch, ils cassaient les porcelaines de Sèvres, tuaient le père, après quoi le jeune homme leur demandait poliment d'être violé. Cette seconde méthode témoignait d'une plus grande perversité, le viol succédant au meurtre, mais elle était plus grandiose : on faisait appel aux prolétaires de tous les pays pour régler un différend familial. Il était recommandé aux jeunes gens d'injurier leur père avant de le tuer. Certains qui se distinguèrent dans la littérature, usèrent d'expressions charmantes. Par exemple : « Familles, je vous hais » (le fils d'un pasteur français). « Je ferai la prochaine guerre sous l'uniforme allemand. » « Je conchie l'armée française » (le fils d'un préfet de police français). « Vous êtes un SALAUD » (le fils d'un officier de marine français). Je serrai plus fort le bras de mon père. Nous n'avions aucune distinction. N'est-ce pas, mon gros coco ? Comment pourrais-je vous tuer ? Je vous aime.
Nous avons pris le train Paris-Bordeaux. Derrière la vitre du compartiment, la France était bien belle. Orléans, Beaugency, Vendôme, Tours, Poitiers, Angoulême. Mon père ne portait plus un complet vert pâle, une cravate de daim rose, une chemise écossaise, une chevalière en platine et ses chaussures à guêtres d'astrakan. Je ne m'appelais plus Raphaël Schlemilovitch. J'étais le fils aîné d'un notaire de Libourne et nous revenions dans notre foyer provincial. Pendant qu'un certain Raphaël Schlemilovitch dissipait sa jeunesse et ses forces au Cap-Ferrat, à Monte-Carlo et à Paris, ma nuque têtue se penchait sur des versions latines. Je me répétais sans cesse : « La rue d'Ulm ! la rue d'Ulm ! » et le feu me montait aux joues. En juin je réussirai le concours de l'École. Je « monterai » définitivement à Paris. Rue d'Ulm, je partagerai ma turne avec un jeune provincial comme moi. Une amitié naîtra en nous, indestructible. Nous serons Jallez et Jerphanion. Un soir, nous gravirons les escaliers de la butte Montmartre. Nous regarderons Paris à nos pieds. Nous dirons d'une petite voix résolue : « Et maintenant, Paris, à nous deux ! » Nous écrirons de belles lettres à nos familles : « Maman, je t'embrasse. Ton grand homme. » La nuit, dans le silence de notre turne, nous parlerons de nos maîtresses à venir : baronnes juives, filles de capitaines d'industrie, actrices de théâtre, courtisanes. Elles admireront notre génie et notre compétence. Un après-midi, nous frapperons le cœur battant à la porte de Gaston Gallimard : « Nous sommes normaliens, monsieur, et nous vous présentons nos premiers essais. » Ensuite le Collège de France, la politique, les honneurs. Nous appartiendrons à l'élite de notre pays. Notre cerveau fonctionnera à Paris mais notre cœur demeurera en province. Au milieu du tourbillon de la capitale, nous penserons tendrement à notre Cantal et à notre Gironde. Tous les ans, nous viendrons nous décrasser les poumons chez nos parents, du côté de Saint-Flour et de Libourne. Nous repartirons les bras chargés de fromages et de saint-émilion. Nos mamans nous auront tricoté des paletots : l'hiver il fait froid à Paris. Nos sœurs se marieront avec des pharmaciens d'Aurillac, des assureurs de Bordeaux. Nous servirons d'exemple à nos neveux.
Gare Saint-Jean, la nuit nous attend. Nous n'avons rien vu de Bordeaux. Dans le taxi qui nous mène à l'hôtel Splendid, je chuchote à mon père :
– Le chauffeur appartient certainement à la Gestapo française, mon gros coco.
– Vous croyez ? me dit mon père, qui se prend au jeu. Alors c'est très embêtant. J'ai oublié mes faux papiers au nom de Coudray-Macouard.
– J'ai l'impression qu'il nous conduit rue Lauriston, chez ses amis Bonny et Laffont.
– Je crois que vous vous trompez : ce serait plutôt avenue Foch, au siège de la Gestapo.
– Peut-être rue des Saussaies pour une vérification d'identité.
– Au premier feu rouge, nous nous échapperons.
– Impossible, les portières sont fermées à clé.
– Alors ?
– Attendre. Ne pas perdre le moral.
– Nous pourrons toujours nous faire passer pour des juifs collabos. Vendez-leur la forêt de Fontainebleau à bon marché. Je leur avouerai que je travaillais à Je suis partout avant la guerre. Un coup de téléphone à Brasillach, à Laubreaux ou à Rebatet, et nous sortons du guêpier...
– Croyez-vous qu'ils nous laisseront téléphoner ?
– Tant pis. Nous signerons un engagement dans la L.V.F. ou la Milice, pour leur montrer notre bonne volonté. L'uniforme vert et le béret alpin nous permettront de gagner sans encombre la frontière espagnole. Et ensuite...
– A nous la liberté...
– Chut ! il nous écoute...