– Vous ne trouvez pas qu'il ressemble à Darnand ?...
– Dans ce cas ce serait ennuyeux. Nous aurons fort à faire avec la Milice.
– Eh bien, mon vieux, je crois que je suis tombé juste... Nous prenons l'autoroute de l'Ouest... le siège de la Milice se trouve à Versailles... notre compte est bon !
Au bar de l'hôtel, nous buvions un irish-coffee et mon père fumait son cigare Upman. En quoi le Splendid différait-il du Claridge, du George V, de tous les caravansérails de Paris et d'Europe ? Les palaces internationaux et les wagons Pullman me protégeraient-ils longtemps encore de la France ? A la fin, ces aquariums me donnaient la nausée. Les résolutions que j'avais prises me laissaient néanmoins quelques espérances. Je m'inscrirais en classe de Lettres supérieures au lycée de Bordeaux. Quand j'aurai réussi le concours, je me garderai bien de singer Rastignac, du haut de la butte Montmartre. Je n'avais rien de commun avec ce vaillant petit Français. « Et maintenant, Paris, à nous deux ! » Il n'y a que les trésoriers-payeurs généraux de Saint-Flour ou de Libourne pour cultiver ce romantisme. Non, Paris me ressemblait trop. Une fleur artificielle au milieu de la France. Je comptais sur Bordeaux pour me révéler les valeurs authentiques, m'acclimater au terroir. Quand j'aurai réussi le concours, je demanderai un poste d'instituteur en province. Je partagerai mes journées entre une salle de classe poussiéreuse et le Café du Commerce. Je jouerai à la belote avec des colonels. Les dimanches après-midi, j'écouterai de vieilles mazurkas au kiosque de la place. Je serai amoureux de la femme du maire, nous nous retrouverons le jeudi dans un hôtel de passe de la ville la plus proche. Cela dépendra de mon chef-lieu de canton. Je servirai la France en éduquant ses enfants. J'appartiendrai au bataillon noir des hussards de la vérité, comme dit Péguy, mon futur condisciple. J'oublierai peu à peu mes origines honteuses, le nom disgracieux de Schlemilovitch, Torquemada, Himmler et tant d'autres choses.
Rue Sainte-Catherine, les gens se retournaient sur notre passage. Sans doute à cause du complet mauve de mon père, de sa chemise vert Kentucky et de ses éternelles chaussures à guêtres d'astrakan. Je souhaitais qu'un agent de police nous interpellât. Je me serais expliqué une fois pour toutes avec les Français : j'aurais répété inlassablement que depuis vingt ans nous étions pervertis par l'un des leurs, un Alsacien. Il affirmait que le juif n'existerait pas si les goyes ne daignaient lui prêter attention. Il faut donc attirer leurs regards au moyen d'étoffes bariolées. C'est pour nous, juifs, une question de vie ou de mort.
Le proviseur du lycée nous reçut dans son bureau. Il parut douter que le fils d'un pareil métèque eût le désir de s'inscrire en Lettres supérieures. Son fils à lui – M. le proviseur était fier de son fils – avait travaillé d'arrache-pied sur le Maquet-et-Roger1 pendant toutes les vacances. J'eus envie de répondre au proviseur que, malheureusement, j'étais juif. Par conséquent : toujours premier en classe.
Le proviseur me tendit une anthologie des orateurs grecs, me demanda d'ouvrir le livre au hasard et je dus lui commenter un passage d'Eschine. Je m'exécutai avec brio. Je poussai la délicatesse jusqu'à traduire ce texte en latin.
Le proviseur s'étonna. Ignorait-il la vivacité, l'intelligence juives ? Oubliait-il que nous avions donné de très grands écrivains à la France : Montaigne, Racine, Saint-Simon, Sartre, Henry Bordeaux, René Bazin, Proust, Louis-Ferdinand Céline... Il m'inscrivit aussitôt en khâgne.
– Je vous félicite, Schlemilovitch, me dit-il d'une voix émue.
Quand nous fûmes sortis du lycée, je reprochai à mon père son humilité, son onctuosité de rahat-loukoum face au proviseur.
– A-t-on idée de jouer à la bayadère dans le bureau d'un fonctionnaire français ? J'excuserais vos yeux de velours et votre obséquiosité si vous étiez en présence d'un bourreau S.S. qu'il faudrait charmer ! Mais vous livrer à vos danses du ventre devant ce brave homme ! Il n'allait pas vous manger, que diable ! Tenez, moi, je vais vous faire souffrir !
Je me mis brusquement à courir. Il me suivit jusqu'au Tourny, il ne me demanda même pas de m'arrêter. Quand il fut à bout de souffle, il crut sans doute que j'allais profiter de son épuisement et lui fausser compagnie pour toujours. Il me dit :
– Un bon petit footing, c'est tonique... Nous aurons meilleur appétit...
Ainsi, il ne se défendait pas. Il rusait avec le malheur, il tentait de l'apprivoiser. L'habitude des pogroms, sans doute. Mon père s'épongeait le front avec sa cravate de daim rose. Comment pouvait-il croire que j'allais l'abandonner, le laisser seul, désarmé, dans cette ville de haute tradition, dans cette nuit distinguée qui sentait le vieux vin et le tabac anglais ? Je l'ai pris par le bras. C'était un chien malheureux.
Minuit. J'entrouvre la fenêtre de notre chambre. L'air de cet été, Stranger on the shore, monte jusqu'à nous. Mon père me dit :
– Il doit y avoir une boîte de nuit dans les environs.
– Je ne suis pas venu à Bordeaux pour jouer les jolis cœurs. De toute façon, attendez-vous à du menu fretin : deux ou trois rejetons dégénérés de la bourgeoisie bordelaise, quelques touristes anglais...
Il enfile un smoking bleu ciel. Je noue devant la glace une cravate de chez Sulka. Nous plongeons dans une eau douceâtre, un orchestre sud-américain joue des rumbas. Nous nous asseyons à une table, mon père commande une bouteille de pommery, il allume un cigare Upman. J'invite une Anglaise brune aux yeux verts. Son visage me rappelle quelque chose. Elle sent bon le cognac. Je la serre contre moi. Aussitôt des noms poisseux sortent de sa bouche : Eden Rock, Rampoldi, Balmoral, Hôtel de Paris : nous nous sommes rencontrés à Monte-Carlo. J'observe mon père par-dessus les épaules de l'Anglaise. Il sourit, il me fait des signes de complicité. Il est touchant, il voudrait certainement que j'épouse une héritière slavo-argentine mais, depuis mon arrivée à Bordeaux, je suis amoureux de la Sainte Vierge, de Jeanne d'Arc et d'Aliénor d'Aquitaine. Je tente de le lui expliquer jusqu'à trois heures du matin mais il fume cigare sur cigare et ne m'écoute pas. Nous avons trop bu.
Nous nous sommes endormis à l'aube. Bordeaux était sillonné de voitures à haut-parleurs : « Campagne de dératisation, campagne de dératisation. Distribution gratuite de produits raticides, distribution gratuite de produits raticides. Veuillez vous présenter à la voiture, s'il vous plaît. Habitants de Bordeaux, campagne de dératisation... campagne de dératisation... »
Nous marchons, mon père et moi, dans les rues de la ville. Les voitures débouchent de tous les côtés et se précipitent sur nous avec un bruit de sirènes. Nous nous cachons sous des portes cochères. Nous étions d'énormes rats d'Amérique.
Il a bien fallu que nous nous quittions. La veille de la rentrée des classes, j'ai jeté pêlemêle ma garde-robe au milieu de la chambre : cravates de Sulka et de la via Condotti, pull-overs de cashmere, écharpes de Doucet, costumes de Creed, Canette, Bruce O'lofson, O'Rosen, pyjamas de Lanvin, mouchoirs d'Henri à la Pensée, ceintures de Gucci, chaussures de Dowie and Marshall...
– Tenez ! dis-je à mon père, vous emporterez tout cela à New York en souvenir de votre fils. Désormais, le béret et la blouse gris mâchefer de la khâgne me protégeront contre moi-même. Je renonce aux Craven et aux Khédive. Je fumerai du tabac gris. Je me suis fait naturaliser français. Me voici définitivement assimilé. Vais-je entrer dans la catégorie des juifs militaristes, comme Dreyfus et Stroheim ? Nous verrons. Dans l'immédiat, je prépare l'École normale supérieure comme Blum, Fleg et Henri Franck. Il aurait été maladroit de viser tout de suite Saint-Cyr.
Nous avons pris un dernier gin-fizz au bar du Splendid. Mon père portait sa tenue de voyage : une casquette de velours grenat, un manteau d'astrakan et des mocassins en crocodile bleu. Aux lèvres, son Partagas. Des lunettes noires cachaient ses yeux. Il pleurait, je m'en étais aperçu à l'intonation de sa voix. Sous le coup de l'émotion, il oubliait la langue de ce pays et bredouillait quelques mots d'anglais.