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– Vous viendrez me rendre visite à New York ? me demanda-t-il.

– Je ne crois pas, mon vieux. Je vais mourir d'ici peu. Juste le temps de réussir le concours de l'École normale supérieure, première phase de l'assimilation. Je vous promets que votre petit-fils sera maréchal de France. Oui, je vais essayer de me reproduire.

Sur le quai de la gare, je lui ai dit :

– N'oubliez pas de m'envoyer une carte postale de New York ou d'Acapulco.

Il m'a serré dans ses bras. Quand le train est parti, mes projets de Guyenne me semblaient dérisoires. Pourquoi n'avais-je pas suivi ce complice inespéré ? A nous deux, nous aurions éclipsé les Marx Brothers. Nous improvisons des facéties grotesques et larmoyantes devant le public. Schlemilovitch père est un gros monsieur qui s'habille de costumes multicolores. Les enfants apprécient beaucoup ces deux clowns. Surtout quand Schlemilovitch fils fait un croche-pied à Schlemilovitch père et que ce dernier tombe la tête la première dans une cuve de goudron. Ou encore lorsque Schlemilovitch fils tire le bas de l'échelle et provoque ainsi la chute de Schlemilovitch père. Ou lorsque Schlemilovitch fils met sournoisement le feu aux vêtements de Schlemilovitch père, etc.

Ils passent actuellement à Médrano, après une tournée en Allemagne. Schlemilovitch père et Schlemilovitch fils sont des vedettes très parisiennes, mais ils préfèrent au public distingué celui des cinémas de quartier et des cirques de province.

Je regrettai amèrement le départ de mon père. Pour moi commençait l'âge adulte. Sur le ring, il ne restait qu'un seul boxeur. Il s'envoyait des directs à lui-même. Bientôt il s'écroulerait. En attendant, aurais-je la chance de capter – ne fût-ce qu'une minute – l'attention du public ?

Il pleuvait comme tous les dimanches de la rentrée des classes, les cafés brillaient plus fort qu'à l'ordinaire. Sur le chemin du lycée je me jugeais bien présomptueux : un jeune homme juif et frivole ne peut brusquement prétendre à cette ténacité que confère aux boursiers de l'État leur ascendance terrienne. Je me rappelai ce qu'écrit mon vieil ami Seingalt au chapitre xi du tome III de ses Mémoires : « Une nouvelle carrière va s'ouvrir pour moi. La fortune me favorisait encore. J'avais tous les moyens nécessaires pour seconder l'aveugle déesse, mais il me manquait une qualité essentielle, la constance. » Pourrai-je vraiment devenir normalien ?

Fleg, Blum et Henri Franck devaient avoir une goutte de sang breton.

Je montai au dortoir. Je n'avais jamais fréquenté d'institution laïque depuis le cours Hattemer (les collèges suisses dans lesquels m'inscrivait ma mère étaient tenus par des jésuites). Je m'étonnai donc qu'il n'y eût pas de Salut. Je fis part de cette inquiétude aux internes qui se trouvaient là. Ils éclatèrent de rire, se moquèrent de la Sainte Vierge et me conseillèrent ensuite de cirer leurs chaussures, sous prétexte qu'ils étaient arrivés ici avant moi.

Mes objections se répartirent en deux points :

Je ne voyais pas pourquoi ils avaient manqué de respect à la Sainte Vierge.

Je ne doutais pas qu'ils fussent arrivés ici « avant moi », l'immigration juive dans le Bordelais n'ayant commencé qu'au XVe siècle. J'étais juif. Ils étaient gaulois. Ils me persécutaient.

Deux garçons s'avancèrent pour parlementer. Un démocrate-chrétien et un juif bordelais. Le premier me chuchota qu'on ne devait pas trop parler de la Sainte Vierge ici parce qu'il désirait un rapprochement avec les étudiants d'extrême gauche. Le second m'accusa d'être « un agent provocateur ». Le juif, d'ailleurs, ça n'existait pas, c'était une invention des Aryens, etc., etc.

J'expliquai au premier que la Sainte Vierge valait bien qu'on se fâchât pour elle avec tout le monde. Je lui signalai la complète désapprobation de saint Jean de la Croix et de Pascal quant à l'onctuosité de son catholicisme. J'ajoutai que, de toute façon, ce n'était pas à moi, juif, de lui donner des cours de catéchisme.

Les déclarations du second me remplirent d'une infinie tristesse : les goyes avaient réussi un beau lavage de cerveau.

Tous se le tinrent pour dit et me mirent en quarantaine.

Adrien Debigorre, notre professeur de Lettres, portait une barbe imposante, une redingote noire, et son pied-bot lui valait les sarcasmes des lycéens. Ce curieux personnage avait été l'ami de Maurras, de Paul Chack et de Mgr Mayol de Lupé ; les auditeurs français se souviennent certainement des « Causeries au coin du feu » que Debigorre prononçait à Radio-Vichy.

En 1942, il fait partie de l'entourage d'Abel Bonheur, ministre de l'Éducation nationale. Il s'indigne lorsque Bonheur, costumé en Anne de Bretagne, lui déclare d'une petite voix équivoque : « S'il y avait une princesse en France, il faudrait la pousser dans les bras d'Hitler », ou lorsque le ministre lui vante le « charme viril » des S.S. Il finit par se brouiller avec Bonheur et le surnomme « la Gestapette », ce qui fait beaucoup rire Pétain. Retiré dans les îles Minquiers, Debigorre tente de grouper autour de lui des commandos de pêcheurs pour résister aux Anglais. Son anglophobie égalait celle d'Henri Béraud. Enfant, il avait solennellement promis à son père, un lieutenant de vaisseau malouin, de ne jamais oublier le « COUP » de Trafalgar. On lui prête cette phrase lapidaire au moment de Mers el-Kébir : « Ils le paieront ! » Il avait entretenu, pendant l'Occupation, une correspondance volumineuse avec Paul Chack, dont il nous lisait des passages. Mes condisciples ne perdaient pas une occasion de l'humilier. Au début de son cours, ils se levaient et entonnaient : « Maréchal, nous voilà ! » Le tableau noir était couvert de francisques et de photographies de Pétain. Debigorre parlait sans que personne lui prêtât attention. Souvent, il prenait sa tête à deux mains et sanglotait. Un khâgneux nommé Gerbier, fils de colonel, s'écriait alors : « Adrien pleure ! » Tous riaient à gorge déployée. Sauf moi, bien entendu. Je décidai d'être le garde du corps de ce pauvre homme. En dépit de ma récente tuberculose, je pesais quatre-vingt-dix kilos, mesurais un mètre quatre-vingt-dix-huit, et le hasard m'avait fait naître dans un pays de culs-bas.

Je commençai par fendre l'arcade sourcilière de Gerbier. Un certain Val-Suzon, fils de notaire, me qualifia de « nazi ». Je lui brisai trois vertèbres en souvenir du S.S. Schlemilovitch, mort sur le front russe ou pendant l'offensive von Rundstedt. Restait à mater quelques autres petits Gaulois : Chatel-Gérard, Saint-Thibault, La Rochepot. Je m'y employai. Désormais, ce fut moi et non plus Debigorre qui lus Maurras, Chack, Béraud au début des cours. On se méfiait de mes réactions violentes, on entendait les mouches voler, la terreur juive régnait et notre vieux maître avait retrouvé le sourire.

Après tout, pourquoi mes condisciples prenaient-ils des airs dégoûtés ?

Maurras, Chack et Béraud ne ressemblaient-ils pas à leurs grands-pères ?

J'avais l'extrême gentillesse de leur faire découvrir les plus sains, les plus purs de leurs compatriotes et ces ingrats me traitaient de « nazi »...

– Faisons-leur étudier les romanciers du terroir, proposai-je à Debigorre. Tous ces petits dégénérés ont besoin de se pencher sur les vertus de leurs pères. Cela les changera de Trotsky, Kafka et autres tziganes. D'ailleurs ils n'y comprennent rien. Il faut avoir deux mille ans de pogroms derrière soi, mon cher Debigorre, pour aborder ces auteurs. Si je m'appelais Val-Suzon, je ne montrerais pas une telle outrecuidance ! Je me contenterais d'explorer la province, de m'abreuver aux fontaines françaises ! Tenez : pendant le premier trimestre, nous leur parlerons de votre ami Béraud. Ce Lyonnais me semble tout à fait approprié. Quelques explications de textes concernant Les Lurons de Sabolas... Nous enchaînerons avec Eugène Le Roy : Jacquou le Croquant et Mademoiselle de La Ralphie leur révéleront les beautés du Périgord. Petit détour en Quercy grâce à Léon Cladel. Un séjour en Bretagne sous la protection de Charles Le Goffic. Roupnel nous entraînera du côté de la Bourgogne. Le Bourbonnais n'aura plus de secrets pour nous après La Vie d'un simple, de Guillaumin. Alphonse Daudet et Paul Arène nous feront humer les parfums de Provence. Nous évoquerons Maurras et Mistral ! Au second trimestre nous jouirons de l'automne tourangeau en compagnie de René Boylesve. Avez-vous lu L'Enfant à la balustrade ? Remarquable ! Le troisième trimestre sera consacré aux romans psychologiques du Dijonnais Édouard Estaunié. Bref, la France sentimentale ! Êtes-vous satisfait de mon programme ?