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Burl s’enfuit sans demander son reste et, bientôt, il entendit la clameur décroître puis s’éteindre. La fourmi, myope comme toutes ses congénères, ne se sentait plus menacée. Elle s’était remise tranquillement à la tâche que Burl avait interrompue. Ramassant une charogne tombée de la toile d’araignée, elle l’emporta triomphalement vers sa fourmilière.

Burl courut pendant quelques centaines de mètres, puis s’arrêta. Il était hébété, tremblant. Pour l’instant, il était redevenu aussi peureux que n’importe quel homme de sa tribu. Plus tard, le jeune homme comprendrait la pleine signification de l’exploit sans précédent qu’il avait accompli en s’échappant de la toile d’araignée géante. Personne n’était jamais venu à bout d’une action aussi extraordinaire ! Mais il était trop secoué pour y réfléchir.

Chose curieuse, la première sensation qui le ramena à la réalité fut la douleur qu’il éprouvait aux pieds. La matière gluante de la toile était encore collée à sa peau, et de petits objets, cailloux, débris chitineux, s’y accrochaient pendant qu’il marchait. Il s’arrêta pour les enlever tout en regardant craintivement autour de lui.

Après une dizaine de pas, il fut contraint de recommencer.

Ce fut l’exaspération née de cette gêne intolérable qui l’amena à une découverte tout aussi marquante que les précédentes. Durant les dernières vingt-quatre heures, son cerveau avait été sollicité de manière peu commune. Bien sûr, le fruit de ses réflexions n’avait pas toujours été entièrement positif. Mais si l’idée de tuer un poisson d’un coup de lance l’avait plongé dans des difficultés sans nombre, le fait d’avoir planté cette même lance dans le ventre d’une tarentule l’avait sauvé d’une mort affreuse. Entre-temps, l’exercice de la pensée l’avait conduit à concevoir un plan hardi – amener Saya dans cette région –, même si ce projet ne lui paraissait plus aussi enthousiasmant depuis ses démêlés avec la toile d’araignée. En outre, c’était sûrement une sorte de raisonnement qui l’avait incité à s’oindre le corps au moyen de l’huile de poisson. Sans ce subterfuge, il aurait connu le sort de la tarentule et servi de second plat pour l’occupant de la toile d’araignée.

Burl regarda craintivement autour de lui. Tout semblait calme. Alors, de sa propre initiative, il s’assit pour réfléchir. C’était la première fois de sa vie qu’il se posait un problème dans le but d’y trouver une solution.

Rien que cela représentait une date dans l’histoire de l’humanité errante de la planète oubliée !

Il regarda ses pieds. Le gravier et les débris de carapace en meurtrissaient la plante quand il marchait. Cela avait d’ailleurs toujours été le cas. Mais jamais auparavant il n’avait eu les pieds poisseux au point que des particules y restent collées plus d’un pas ou deux. Soigneusement, il entreprit de retirer les débris acérés. En partie baignés de substance gluante, ils avaient tendance à rester collés à ses doigts, sauf aux endroits où la couche d’huile de poisson y était épaisse.

Une idée lui vint donc. L’huile de poisson qui recouvrait son corps lui avait permis de se libérer de la soie gluante qui composait les câbles de la toile d’araignée. Maintenant, il devait en libérer ses pieds. Il les graissa donc.

Et sa tentative fut couronnée de succès ! Burl repartit. Les petits cailloux et les morceaux de carapace ne le gênaient plus – ou presque. Il s’arrêta pour se congratuler avec une surprise admirative. Il était encore à cinquante kilomètres de sa tribu. Il était nu et désarmé. Il avait perdu sa lance.

Mais il constatait cependant avec une sorte de crainte respectueuse qu’il était quelqu’un de véritablement remarquable.

L’envie lui prit de montrer à nouveau ce dont il était capable. Mais il avait perdu sa lance. Il estima donc indispensable de se remettre à réfléchir. Et, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il y réussit.

En un laps de temps étonnamment court, il trouva la solution à la plupart de ses problèmes. Il était nu ? Qu’à cela ne tienne, il se trouverait des vêtements. Il n’avait plus d’arme ? Il s’en découvrirait une. Il avait faim ? Il récolterait de la nourriture. Il était loin des membres de sa tribu ? Il irait les rejoindre. Bien sûr, tout cela semble aller de soi – mais pas sur la planète oubliée, pas sur une planète où les préoccupations des humains ne dépassaient pas la minute présente. Burl était en train de développer en lui la faculté de résoudre un problème après l’autre, et c’était d’une importance capitale.

Même sur les autres planètes à la civilisation avancée, peu d’hommes utilisaient réellement leur cerveau. La majeure partie des gens attendaient non seulement des machines qu’elles effectuent les calculs dont ils voulaient la solution, mais aussi qu’elles prennent les décisions à leur place. Si leurs machines ne décidaient pas pour eux, alors leurs dirigeants le faisaient. Les membres de la tribu de Burl, quant à eux, laissaient leur estomac penser à leur place. Ils étaient capables d’avoir faim. Ou aussi d’avoir peur. Mais, dans les moments de peur, ce n’est pas la réflexion qui vous pousse à l’action. Tandis que Burl, lui, réfléchissait bel et bien. C’était là un phénomène lourd de conséquences.

Suivant la rivière, il reprit sa marche vers l’amont. Tous ses sens étaient aux aguets. Des libellules gigantesques, aux couleurs tapageuses, voguaient dans la brume. De temps en temps, une sauterelle fendait l’air dans un bond fantastique. Ou bien c’était une guêpe qui se précipitait sur sa proie, ou encore une abeille inquiète qui s’épuisait à chercher du pollen dans cet univers quasi dépourvu de fleurs.

Burl marchait d’un pas vif. Quelque part derrière lui, un léger bruit se fit entendre. Comme la source en était très lointaine, Burl n’y prit pas garde. Le jeune homme avait le point de vue limité d’un enfant. Ce qui était proche était important, ce qui était éloigné ne l’était pas.

Pourtant, Burl était en danger. Ce faible crissement était produit par des myriades de cliquetis. C’était le fond sonore continu qui accompagnait une armée de fourmis en marche. Les sauterelles terrestres étaient de bien piètres prédateurs, comparées aux fourmis guerrières de la planète oubliée.

Sur Terre, les sauterelles et leur appétit vorace avaient autrefois compté parmi les pires calamités qui accablaient les hommes de l’Antiquité. Ici, sur les basses terres, le type de végétation – fongoïdes et choux géants – avait permis aux sauterelles de se multiplier, mais pas au point de se muer en plaie. Les fourmis guerrières, en revanche…

Mais Burl ne se souciait pas du bruit qu’il avait si vaguement entendu. Tout en cheminant d’un pas vif, le jeune homme fouillait du regard le paysage hérissé de champignons dans l’espoir d’y découvrir de la nourriture et des débris susceptibles de lui tenir lieu d’armes et de vêtements. Ses problèmes alimentaires furent bientôt résolus : un taillis de champignons comestibles se dressait devant lui.

Comme d’habitude, il ramassa plus de nourriture qu’il n’était nécessaire avant de poursuivre sa route en grignotant machinalement un morceau de champignon.

Il ne tarda pas à déboucher sur une plaine parsemée d’étranges monticules formés par des champignons qu’il n’avait encore jamais vus et qui étaient en train de mûrir : un peu partout, en effet, des hémisphères rouge sang crevaient le sol, pressés d’atteindre la lumière. Il examina le phénomène avec curiosité, tout en se gardant bien de toucher à ces champignons-là. Pour lui, l’inconnu était toujours synonyme de danger. Ayant d’ailleurs d’autres préoccupations en tête – trouver des armes et des vêtements –, il ne s’éternisa pas.

Survolant la plaine, une guêpe transportait un lourd fardeau sous son ventre noir barré d’un trait rouge. Il s’agissait de la gigantesque descendante de la guêpe des sables – qui ne différait de ses lointains ancêtres terrestres que par la taille. Elle emportait vers son nid souterrain une chenille paralysée. Burl la vit piquer soudain vers le sol comme une flèche, soulever une lourde pierre plate et, abandonnant sa proie, disparaître dans un puits qui ne devait pas mesurer moins d’une bonne quinzaine de mètres de profondeur.