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La tribu s’offrit un véritable banquet. C’était le premier banquet organisé par des humains sur la planète oubliée. Comment Burl et ses compagnons auraient-ils pu imaginer que c’était peut-être également le dernier ?

Il y avait de cela très longtemps – des mois, selon le mode de calcul en usage sur la Terre –, un vent violent s’était élevé, qui avait soufflé pendant trois jours et trois nuits consécutifs. C’était un phénomène tout à fait inhabituel et qui avait paru d’autant plus étrange qu’il avait été accompagné, chez tous les membres de la tribu et pendant toute sa durée, d’état fébrile et de nausées violentes. Mais les symptômes de maladie ayant cessé avec la fin de la tempête, plus personne n’y avait songé par la suite. Et cet épisode malheureux de la vie de la tribu avait été totalement oublié, ce qui était après tout bien normal.

Cependant, depuis cette époque, une nouvelle race de champignons, inconnue jusque-là sur les basses terres, s’était mise à pousser un peu partout, née des spores minuscules dispersées par le vent.

Burl les avait rencontrés au cours de son voyage, ces nouveaux lycoperdons. Et les hommes de la tribu avaient également aperçu leurs sphères rouges lors de l’expédition contre la clotho.

Tandis qu’ils mangeaient et qu’ils se réjouissaient, et que les chasseurs se vantaient de leur courage, un des étranges champignons rouges apparus récemment sur cette région de la planète parvint à maturité.

Ce lycoperdon – ou vesse-de-loup – avait à peu près soixante centimètres de diamètre. Sa partie principale était sphérique. Une pousse de près de quarante centimètres dépassait du sol. La sphère, d’un rouge très vif, était recouverte d’une peau parcheminée et tendue. Il y avait une violente pression interne, mais la peau était solide et ne cédait pas. Pourtant, la poussée inexorable de la vie qu’elle renfermait exigeait que cette enveloppe cède.

Ce champignon-là se trouvait sur une petite colline, à près d’un kilomètre de l’endroit où Burl et ses compagnons festoyaient. Sa peau rouge était tendue à craquer. Soudain, elle s’ouvrit avec un bruit d’explosion. Les spores sèches qu’elle contenait furent projetées en l’air comme la fumée d’un obus et montèrent vers le ciel à une hauteur de six mètres. Elles formèrent un nuage de fumée rougeâtre dérivant avec la brise.

Une abeille qui regagnait sa ruche pénétra dans ce nuage. Pendant la durée d’une demi-douzaine de battements d’aile, il n’arriva rien. Puis l’abeille vira brusquement. Son bourdonnement profond devint plus aigu. Elle fut saisie de mouvements convulsifs, perdit l’équilibre et tomba lourdement sur le sol. Ses pattes s’agitèrent. Ses ailes battirent furieusement. Son corps se tordit dans un paroxysme de douleur. Elle lança son dard dans le vide.

Au bout de quelques minutes, l’abeille mourut.

Le nuage rouge se déplaça lentement au-dessus des champignons, des levures et des moisissures. Il passa sur un groupe de fourmis au travail. Elles furent saisies du même malaise que l’abeille. Elles se tordirent, remuèrent convulsivement les pattes et moururent à leur tour.

Le nuage de spores descendait et se posait à mesure qu’il avançait. Au bout de quatre cents mètres, il avait presque complètement rejoint le sol.

Mais à huit-cents mètres de là, un autre jaillissement de poussière s’éleva vers le ciel. À quatre cents mètres, un autre nuage monta en panache.

Plus loin, presque en même temps, deux autres champignons crachèrent leurs spores.

Les êtres vivants qui respiraient la poussière rouge se tordirent dans des souffrances atroces et moururent.

Pendant ce temps, Burl et ses compagnons mangeaient, bavardaient à voix basse et s’émerveillaient de ce fait remarquable : des hommes se nourrissaient de gibier qu’ils avaient tué de leurs propres mains.

6

Le festin avait eu lieu à point nommé : deux jours plus tard, banqueter et se réjouir aurait été hors de question.

Quarante-huit heures après la mort de la clotho, Burl et ses compagnons avaient en effet touché le fond du désespoir – émotion que les autres habitants de la planète oubliée étaient trop stupides pour éprouver.

Dans un univers désolé, la seule supériorité des hommes sur les insectes résidait peut-être dans cette faculté de comprendre qu’il y avait danger – et de discerner d’où il venait.

C’était la nuit. L’obscurité régnait sur les basses terres et sur la maigre centaine de kilomètres carrés que les amis de Burl connaissaient. Car la planète avait beau posséder des continents, la tribu n’avait guère exploré plus que la superficie d’un canton. Elle avait beau être dotée d’océans, les hommes n’avaient jamais côtoyé que des ruisseaux. Quoi d’extraordinaire à cela ? Qui donc, après avoir trouvé un abri sûr, aurait été assez fou pour le quitter ? Qui encore, ayant son content de nourriture, aurait eu la démence de gagner des régions où, peut-être, il ne poussait rien ?

Burl était l’exception. Lui seul avait voyagé – bien contre son gré, d’ailleurs – vers des contrées lointaines. Lui seul était en mesure d’évaluer dans toute son ampleur l’étendue du nouveau péril qui les menaçait.

Ce danger, contre lequel il ne semblait pas exister de remède, c’était l’explosion des lycoperdons rouges.

Bien sûr, il ne s’agissait là que d’un phénomène saisonnier. L’époque de maturation terminée, la mort rouge s’endormirait d’elle-même jusqu’à l’année suivante. Mais cela, personne ne pouvait le deviner.

Seul de sa tribu, Burl ne dormait pas. Enveloppé de sa magnifique cape de velours, sa lance à portée de la main, ses antennes de papillon sur la tête, il veillait au milieu de ses congénères qui s’agitaient dans un sommeil hanté de cauchemars. Du plafond de nuages bas, l’habituelle pluie nocturne tombait en gouttes paresseuses.

La nuit était peuplée de bruits divers : lourds battements d’ailes des phalènes, vrombissement sourd des hannetons, vacarme imbécile des sauterelles apparemment désireuses de rappeler leur existence à leurs prédateurs, crissements joyeux des blattes occupées à gambader dans les bosquets de champignons comestibles.

Rien ne semblait avoir changé sur la planète oubliée. Il est vrai que, la nuit, les lycoperdons n’explosaient pas. Mais demain, dès l’aube…

Burl se révoltait à l’idée de l’inéluctable. Il avait récemment éprouvé de trop grandes satisfactions pour être encore capable d’accepter placidement la fatalité.

Oui, mais que faire ? La veille, on avait vu jusqu’à cinq vesse-de-loup exploser à proximité, presque coup sur coup, projetant dans l’air ambiant leur panache de mort. Et les nouvelles s’étaient faites plus alarmantes au fur et à mesure que le temps passait.

Un gamin était accouru, hors d’haleine pour raconter comment il avait assisté à l’agonie d’une araignée chasseresse, asphyxiée par la poussière rouge. Lana était tombée par hasard sur un gigantesque hanneton-rhinocéros, le ventre en l’air, déjà dévoré par les fourmis. Un des hommes, qui s’était aventuré assez loin, avait vu périr dans la poussière rouge un papillon aux ailes d’une envergure de dix mètres. Cori, elle, s’était trouvée là au moment où un nuage rouge s’était posé lentement sur une colonne de fourmis-ouvrières. Elle avait assisté à leur mort.

Enroulé dans sa cape, les antennes phosphorescentes luisant faiblement au-dessus de sa tête, Burl se creusait les méninges, enrageant de ne pas trouver de solution au problème qu’il s’était juré de résoudre.

Sans s’en rendre compte, Burl avait endossé la charge de réfléchir pour toute la tribu. Il n’avait aucune raison de le faire. Mais c’était devenu naturel pour lui, maintenant qu’il avait appris à penser. Pourtant, ses efforts de réflexion étaient encore frustes et pénibles.