Выбрать главу

Saya gisait sur le sol, inerte. Sa poitrine se soulevait faiblement. Une petite flaque de sang s’élargissait près de sa tête.

À quelques mètres de là, trois minuscules champignons vénéneux formaient une sorte de bouquet. Leurs pédoncules étaient si rapprochés qu’ils semblaient ne faire qu’un. Entre deux de ces champignons, deux touffes de fils rougeâtres apparurent, elles s’agitèrent, entrant et sortant, avançant et reculant. Comme rassurées, deux autres antennes suivirent. Puis deux yeux proéminents et un petit corps noir tacheté de rouge. C’était un hanneton, long d’à peine vingt centimètres, un nécrophore ou hanneton fossoyeur. Il s’approcha du corps de Saya et se précipita sur sa peau. Il parcourut son corps d’un bout à l’autre avec une sorte de hâte fébrile. Puis il plongea dans le sol sous l’épaule de la jeune fille. Il creusait hâtivement, soulevant une petite pluie de terre. Il s’enterra et disparut.

Dix minutes plus tard, une petite bête apparut, exactement semblable à la première. Sur ses talons en vint une autre. Chacune d’elles passa une sorte d’inspection hâtive, puis plongea sous le corps inerte.

Bientôt, à côté de Saya, apparut un petit monticule de terre. Puis un autre. Quelques minutes après l’arrivée du troisième nécrophore, un véritable rempart s’était construit tout autour du corps de la jeune fille et suivait exactement son contour. Alors, le corps se mit à s’agiter légèrement, par petites saccades, comme s’il avait voulu s’enfoncer dans la terre.

Les nécrophores étaient des animaux qui exploitaient les cadavres tombés à terre. Ils creusaient pour passer sous leur butin. Ensuite ils se mettaient sur le dos, lançaient leurs pattes en l’air et secouaient le cadavre jusqu’à ce qu’il s’enfonce. Ils répétaient inlassablement ce processus tant que leur trouvaille était installée au niveau du sol. Quand ils l’avaient suffisamment descendue, ils complétaient l’inhumation en rejetant la terre déplacée. Alors, dans l’obscurité souterraine, les nécrophores festoyaient somptueusement, se gorgeant de nourriture et alimentant leurs petits.

Il était rare que les nécrophores trouvent des charognes avant que les fourmis n’aient prélevé leur part. Saya présentait pour eux une occasion magnifique.

La jeune fille respirait doucement et irrégulièrement, le visage tiré par le chagrin de la nuit précédente. Les hannetons, avec une hâte désespérée, pullulaient autour d’elle, creusant le sol de façon à l’enfoncer de plus en plus. Elle descendait lentement, centimètre par centimètre. Deux antennes rouge vif réapparurent. Un hanneton se fraya un chemin vers l’air libre. Il allait et venait, inspectant le travail accompli.

Il plongea à nouveau sous terre. Encore deux centimètres furent creusés. Puis, au bout d’un long moment, deux autres.

Les choses progressaient encore lorsque Burl fit son apparition. Il émergeait d’un bouquet de champignons vénéneux. Il s’arrêta, parcourut le paysage du regard et fut frappé par son aspect familier. En fait, il se trouvait tout près de l’endroit qu’il avait quitté la nuit précédente avant sa folle chevauchée sur le dos du hanneton volant.

Il arpenta le terrain en tous sens et aperçut la falaise qui avait servi d’abri à la tribu. Il s’en approcha, passant à quinze mètres du corps de Saya. Elle était maintenant à moitié enterrée. La terre entassée autour de son corps commençait à retomber sur elle par petits paquets. Une de ses épaules était déjà cachée. Burl passa sans rien voir.

Il se hâtait, cherchant ses repères. Au bout d’un moment, il sut exactement où il se trouvait. Ici, les tunnels des abeilles. Là, un morceau de champignon comestible jeté par ses compagnons dans leur fuite.

Les pieds de Burl remuèrent une fine poussière et il s’arrêta net. Un lycoperdon rouge avait éclaté à cet endroit. Cela expliquait parfaitement l’absence de la tribu. Et Burl en eut des sueurs froides. Il pensa aussitôt à Saya. Il avança lentement pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. C’était bien la cachette. Il retrouva un autre fragment de champignon, il retrouva une lance abandonnée par un homme dans sa fuite. La poussière rouge s’était posée sur la pointe de la lance et sur les fragments de champignon.

Burl revint sur ses pas en prenant soin d’agiter la poussière le moins possible.

Il était fou d’inquiétude pour la tribu et surtout pour Saya.

Le corps de la jeune fille s’enfonçait dans le sol. Une demi-douzaine de ruisselets de terre retombaient sur lui. Dans quelques instants, il aurait complètement disparu.

Burl explorait les buissons de champignons, cherchant ses compagnons. Ils devaient avoir couru pour échapper au nuage de poussière rouge ou être tombés là, un peu plus loin. Burl aurait crié si un intense sentiment de solitude ne l’avait réduit au silence. Il avait la gorge serrée par le chagrin. Il cherchait toujours…

Il entendit alors un bruit. D’un énorme bloc de champignons vénéneux lui parvint le son d’une chute. On écrasait des masses spongieuses.

Burl se retourna. Il eut une vision de cauchemar.

Du fourré, sortait un hanneton monstrueux. Ses sinistres mandibules s’ouvraient. Il avait bien deux mètres de long. Il était soutenu par six pattes tordues terminées en dents de scie. Ses yeux énormes fixaient l’univers d’un regard soucieux. Il avançait d’un air décidé, avec des cliquetis et des claquements, comme une machine hideuse.

Burl s’enfuit aussitôt, courant droit devant lui.

Il y avait une petite dépression dans le sol. Burl ne s’écarta pas mais prit son élan. Au moment où il sautait, il vit, sous lui, Saya inerte et sans défense qui s’enfonçait lentement dans la terre.

Le jeune homme fut pris d’une angoisse affreuse. Derrière lui arrivait la mort certaine sous la forme du hanneton carnivore. Et Saya qu’il aimait allait disparaître sous terre.

Ce ne fut peut-être que la rage, ou le désespoir, ou un banal coup de folie, qui le fit agir irrationnellement. Mais les sentiments qui élèvent les humains au-dessus de la bête ne sont que partiellement raisonnables. La plupart des émotions humaines, et en particulier les émotions dignes d’éloges, ne peuvent être justifiées par la raison. Bien peu d’actions héroïques partent d’un raisonnement logique.

Burl prit sa décision en un quart de seconde, alors qu’il était encore en l’air. Il tournoya sur lui-même en touchant terre. Et il brandit sa lance. Dans sa main gauche, il tenait la patte du hanneton qu’il avait tué la nuit précédente, hanneton tout semblable à celui qui s’avançait vers lui en cliquetant. Avec un hurlement de défi, Burl lança la patte sur le monstre.

Le projectile arriva au but. Et, certainement, il fit mal. Le hanneton saisit férocement la patte et l’écrasa. Elle était pleine de viande sucrée et juteuse. Le hanneton la dévora. Il avait oublié l’homme qu’il avait eu l’intention de tuer. Il croquait la patte de son cousin ou de son frère. Lorsqu’il eut terminé, le hanneton fit demi-tour et repartit lourdement pour explorer un autre fourré de champignons. Il semblait considérer qu’un ennemi avait été mis hors de combat et dévoré, et que la vie normale pouvait reprendre.

Alors seulement, Burl se baissa et tira Saya de la tombe que les nécrophores s’étaient donné tant de mal pour creuser. De la terre tomba de ses épaules, de son visage et de son corps. Trois petits hannetons tachetés de noir et de rouge, terrifiés, détalèrent précipitamment.

Burl emporta Saya et la déposa sur un lit de terre molle pour pleurer sa mort.

Burl en savait plus sur les mœurs des insectes que n’importe qui d’autre, où que ce soit, y compris les membres du Service écologique qui avaient peuplé la planète inconnue. Cependant, il restait un sauvage ignorant. Et, pour lui, l’inconscience de Saya était la mort même. Un grand chagrin muet l’envahit. Il étendit le corps avec douceur et il pleura. Il avait été si content de lui-même parce qu’il avait tué un hanneton volant ! Sans la mort apparente de Saya, il aurait été insupportable d’orgueil, car il avait mis en fuite un autre hanneton. Mais maintenant, il n’était plus qu’un jeune homme au cœur brisé, terriblement humain.