Выбрать главу

La brume de l’aube se leva. Des colonnes de poussière rouge jaillirent de la plaine. Mais les radeaux instables descendaient rapidement la rivière, dansant et tournoyant dans le courant, portant des passagers aux yeux écarquillés qui fixaient les rives avec étonnement.

Au bout de huit à dix kilomètres, les vesses-de-loup rouges devinrent moins nombreuses. D’autres formes de végétation les remplacèrent. Des moisissures et des rouilles couvraient le sol comme une herbe. Des champignons vénéneux exhibaient leurs têtes rondes et crémeuses. On voyait des plantes étranges, informes, et qui imitaient des arbres au tronc gonflé. Un des hommes aperçut la silhouette monstrueuse d’une tarentule.

Tout le long d’une interminable journée, ils descendirent avec le courant. Les insectes, dont on n’avait pas rencontré un seul type dans la plaine de mort, redevenaient abondants. Des abeilles bourdonnaient à nouveau au-dessus d’eux, avec des guêpes et des libellules. Des moustiques de dix centimètres apparurent. Il fallut les chasser à grands coups de lance. Des hannetons étincelants volaient lourdement. Des mouches de toutes les teintes métalliques possibles voletaient partout. Des papillons énormes dansaient, comme transportés d’extase du simple fait qu’ils étaient vivants.

Les mille et une forme de la vie des insectes volaient, rampaient, nageaient et plongeaient sous les yeux des passagers des radeaux. Les dytiques montaient paresseusement à la surface de l’eau pour attraper d’autres insectes. Les phryganes flottaient dans les tourbillons et les remous.

Le jour s’écoula. Les rives défilèrent. Les gens de la tribu mangèrent leurs provisions et burent à la rivière. Lorsque l’après-midi vint, les berges s’abaissèrent et le courant diminua. Les rives devinrent imprécises. La rivière se fondit en un vaste marais d’où montait un murmure continu.

La couleur de l’eau semblait s’assombrir au fur et à mesure qu’une vase noirâtre remplaçait l’argile qui en avait jusque-là formé le lit. D’énormes choses vertes apparurent bientôt, qui ne dérivaient pas avec le courant. C’étaient les feuilles de nénuphars qui, avec les choux et quelques rares végétaux, étaient parvenus à s’acclimater à ce milieu voué aux champignons et aux moisissures. Larges de quatre à cinq mètres de diamètre, elles auraient aisément supporté le poids de Burl et des membres de sa tribu.

Les nénuphars se firent bientôt si nombreux que seul un mince filet d’eau permettait aux embarcations de se frayer un passage à travers ces kilomètres de feuilles flottantes d’où émergeait çà et là une fleur gigantesque, répandant des flots de parfum d’une intensité quasi insoutenable.

Des coassements d’un volume sonore inimaginable ne tardèrent pas à se faire entendre sur les deux rives. Ils émanaient de grenouilles de trois mètres de long, qui proliféraient dans la région. Burl et ses compagnons allaient bientôt les voir, géants verts immobiles, la gueule ouverte dans un coassement qui semblait ne pas devoir connaître de fin.

Ici, dans les marais, il y avait une telle profusion d’insectes que les meilleurs terrains de chasse connus des humains semblaient autant de déserts en comparaison. Des myriades de moucherons, d’à peine dix centimètres, frôlaient la surface, comme amoureux de leur propre reflet.

Sur leurs radeaux improvisés, les membres de la tribu s’emplissaient les yeux de toutes les nouveautés qu’ils découvraient, émerveillés. Lorsque la rivière se scinda en plusieurs bras, ce paysage devint déroutant, rien n’y était familier. Il n’y poussait pas de champignons, mais des moisissures et aussi des roseaux, des massettes dont les tiges hautes comme des arbres dominaient l’eau d’une quinzaine de mètres.

Au bout d’un certain temps, les cours d’eau se rejoignirent de nouveau. Des petites collines se dessinèrent à travers la brume plus épaisse. La rivière se coula entre leurs flancs. Elle s’engagea dans une gorge à travers des montagnes. Les radeaux continuèrent à descendre en tournoyant dans la passe étroite aux parois abruptes. L’eau était devenue pure et transparente.

Au-dessus de la gorge, une araignée avait accroché sa toile qui traversait l’abîme comme un pont sur une largeur de cent cinquante mètres. Les passagers des radeaux aperçurent l’araignée, d’une taille monstrueuse même pour son espèce. Son ventre gonflé avait plusieurs mètres de diamètre. Elle resta suspendue, immobile au centre de son repaire, tandis que les hommes passaient sous elle.

Enfin les montagnes s’écartèrent et la tribu se trouva dans une vallée. On ne voyait plus la moindre trace des lycoperdons. Les hommes abordèrent la rive pendant qu’il faisait encore jour et les radeaux furent amarrés.

L’obscurité tomba avant que la tribu ne puisse explorer les lieux. Par prudence, Burl et ses compagnons se cachèrent jusqu’au matin dans un massif de champignons. Les bruits de la nuit leur étaient parfaitement familiers. Seul, le crissement des grandes sauterelles vertes était plus grave que sur les basses terres qu’ils avaient quittées. Cela tenait au fait qu’ici, les végétaux dominant nettement les fongoïdes, ces herbivores avaient pu s’épanouir davantage. D’innombrables lucioles lançaient leurs feux dans la pénombre, ce qui indiquait que les escargots dont elles faisaient leur ordinaire devaient pulluler sur ces nouveaux territoires. Les hommes pourraient tirer profit de la chair succulente de ces gastéropodes – mais l’instinct de prédateur ne s’était pas encore complètement réveillé chez eux.

Depuis quelques jours, leur vie avait bien changé. Ces hommes n’étaient plus la vermine traquée qu’ils avaient été jusqu’alors. Ils avaient appris l’usage des armes. Ils avaient appris aussi à tuer pour se nourrir. Et même à tuer pour faire preuve de courage. Dans une certaine mesure, ils étaient tous en train d’acquérir les qualités de Burl. Cependant, ils étaient en retard sur lui… et lui-même avait encore bien du chemin à faire.

Le lendemain, les gens de la tribu explorèrent leur nouveau territoire avec une témérité qui aurait été inimaginable quelques semaines plus tôt. Ils se trouvaient dans une vallée qui se terminait par un marais. Au delà de ce marais, il y avait la mer. Mais la curiosité des hommes ne les emmena pas jusque-là. Ils n’exploraient pas pour s’instruire, mais dans un but strictement pratique. Burl découvrit dans le sol une grande trappe, indice certain de la présence d’une araignée. Le jeune homme estima qu’il faudrait bientôt s’occuper du monstre. Mais il ne savait pas encore comment procéder.

Ses compagnons étaient en train de devenir rapidement une tribu d’hommes. Cependant, ils avaient encore besoin que Burl pense pour eux. Guidés par lui, ils explorèrent leur nouvel environnement. La plus proche fourmilière se trouvait à des kilomètres. C’était une bonne chose. Cela signifiait que les groupes de fourmis qu’on rencontrerait seraient des avant-gardes plutôt que des ouvrières. Ainsi, la fourmilière deviendrait une source de petites proies. Dans la région poussaient de nombreux choux géants. On y trouverait de grosses limaces sans défense que l’on pourrait tuer avec les lances si besoin était. Enfin, il y avait partout des champignons comestibles.

La vallée n’était cependant pas sans présenter certains dangers. Ainsi, les hommes aperçurent de loin des mantes religieuses adultes, aussi grandes que des girafes. Pourtant, si l’on parvenait à éviter ces mantes religieuses, les araignées et les hannetons carnivores, si l’on réussissait à se dissimuler la nuit aux yeux des araignées mâles qui interrompaient leurs ébats amoureux pour tout dévorer sur leur chemin, eh bien, on pourrait mener une existence tout à fait confortable dans le nouveau domaine.

Pendant quelques jours, les hommes de la tribu eurent l’impression d’avoir découvert une sorte d’éden. Il n’y avait pas trace de lycoperdons. Il y avait de quoi manger. N’importe qui pouvait circuler tranquillement sans crainte d’être dévoré. C’était vraiment le paradis. Jon avait le ventre plein à éclater. Tama elle-même ne grommelait plus. Tet et Dik devinrent de très habiles chasseurs de fourmis. Dor avait trouvé une lance magnifique et se livrait à un entraînement sérieux.