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En effet, le sol qui se trouvait entre la toile et le petit groupe des humains était un véritable charnier. Tout indiquait la présence d’un chasseur redoutable. On y voyait des épaisses carcasses de hannetons, des carapaces vides, un ovipositeur d’ichneumon, des abdomens d’abeilles, des antennes de phalènes et de papillons.

Un être abominable devait vivre dans ce petit recoin. Comme les flancs des montagnes n’offraient aucune nourriture aux gros insectes volants, cet endroit si paisible devait servir de piège. Tout animal volant à cette altitude devait atterrir dans la gorge qui avait l’air si tranquille. Et, bien évidemment, il devait y mourir car quelque chose, Quelque Chose tuait tout ce qui se posait là. Cette chose avait son repaire dans la gorge. Elle était invisible. Et elle mangeait là.

Les humains regardaient en tremblant à l’exception de Burl qui cherchait des yeux une arme meilleure que la sienne. Il aperçut une lance magnifique. Elle avait appartenu à une bête morte qui s’en était servi pour sa propre défense. Il l’arracha du sol.

Ici, sur les montagnes, le silence était absolu. Aucun son des basses terres ne parvenait si haut. On n’entendait que les petits craquements que produisait Burl en s’efforçant de détacher du sol la nouvelle arme qu’il s’était choisie.

C’est pourquoi il repéra si bien le gémissement étranglé qui échappa soudain à un de ses compagnons. C’était un cri qui ne pouvait jaillir, une sorte de sanglot étouffé.

Et Burl en vit la cause.

Une créature atroce sortait des entrailles de la gorge et avançait vers la tribu. Elle se déplaçait très vite sur des pattes minces, ressemblant à des échasses, d’une longueur invraisemblable et en nombre inconcevable. Son corps était aussi gros que celui de Burl. Et il émanait de cet animal une odeur tellement fétide, tellement ignoble, qu’un homme l’ayant senti se serait enfui même s’il n’avait pas été poussé par la peur. Il s’agissait d’un mille-pattes monstrueux, long de douze mètres, dont l’aspect était immonde et repoussant.

Sa vitesse n’augmenta pas tandis qu’il se rapprochait de la tribu. Il ne semblait pas vouloir bondir. Il ne se précipitait pas comme les bêtes meurtrières qui chargeaient furieusement leur proie. Il avançait, en ondulant, sans avoir l’air de se hâter, mais à une vitesse qu’il serait impossible aux hommes de dépasser.

Burl fit un geste. Du groupe qui attendait partit le corps tournoyant d’une fourmi. Les pattes qui ressemblaient à des bâtons se dressèrent. La bête s’arrêta, tourna la tête et saisit l’objet cueilli au passage par ses pattes latérales. Elle se mit à le dévorer.

Burl poussa un cri, puis un autre. Les hommes de la tribu obéirent à ses ordres. Une pluie de projectiles s’abattit sur le mille-pattes. Il ne s’agissait pas de le blesser, mais de détourner son attention. Les pattes saisissaient tout ce qu’on leur lançait. Il était impossible de manquer. Dix, quinze, vingt morceaux de petit gibier furent ainsi attrapés en l’air comme s’ils avaient été des insectes en vol.

Burl donna d’autres ordres. Ses compagnons s’enfuirent sur les pentes. Ils grimpèrent frénétiquement pour quitter la vallée. Ils volèrent littéralement vers les cimes.

Burl battit en retraite le dernier. Le mille-pattes monstrueux ne bougeait plus. Il était bloqué sur place par la satisfaction de ses désirs, absorbé par la multitude de morceaux délectables qu’on lui avait lancés.

Il faut dire à l’honneur de Burl qu’il avait songé à lancer une attaque contre le monstre tandis que celui-ci festoyait. Ce fut la puanteur effroyable qui l’en empêcha. Il s’enfuit, dernier de sa bande à quitter la gorge où vivait et chassait cette créature affreuse. Lorsqu’il la vit pour la dernière fois, elle était encore en train de croquer les morceaux de fourmis lancés par les hommes.

La tribu escalada le flanc de la montagne. On se doutait bien que le mille-pattes pouvait aisément dépasser cette pente rocheuse. Mais, sentant extrêmement mauvais, il ne devait pas pouvoir se servir de son odorat pour chasser. Et, dès que les fugitifs auraient dépassé le premier escarpement de la montagne, il ne les verrait plus.

Au bout de vingt minutes, les hommes ralentirent leur allure. D’abord, ils étaient épuisés. Ensuite la prudence les y contraignit. Car ils venaient d’arriver à une nouvelle plate-forme, une vallée minuscule cachée entre d’énormes blocs de pierre. Il y avait là un petit abri, comme un morceau minuscule des basses terres. Des champignons comestibles y prospéraient. On voyait des lycoperdons gris et Burl entendit le pépiement joyeux et bruyant d’un petit hanneton qui était arrivé là on ne sait comment. Il avait fait son nid dans ce minuscule échantillon de la jungle fongoïde, loin des dangers de la grande vallée.

Les hommes cueillirent des champignons et mangèrent. Ils auraient pu se croire en sécurité sans la présence toute proche du mille-pattes géant. Celui-ci ne logeait que huit-cents mètres plus bas.

De sa voix sifflante, le vieux Jon commença à répéter qu’il n’était pas nécessaire d’aller plus loin, qu’il y avait de quoi manger et puisqu’il y avait de quoi manger…

Burl fronça les sourcils. La réaction de Jon était normale. Les hommes n’avaient pas l’habitude de songer à l’avenir. Burl lui-même aurait bien voulu croire qu’ils étaient en sécurité puisqu’ils avaient assez à manger pour le moment. Seulement, si la tribu s’installait dans ce coin, le jeune homme serait privé – et tout de suite – de l’autorité qu’il avait appris à savourer.

— Reste là si tu veux, dit-il avec hauteur à Jon. Moi, je vais plus loin. Je cherche un endroit meilleur où il n’y aura rien à craindre du tout.

Il tendit la main à Saya, s’attaquant de nouveau à la pente, il grimpa dans le brouillard.

La tribu le suivit. Dik et Tet parce que Burl les conduisait vers de grandes aventures dans lesquelles personne jusqu’ici n’avait perdu la vie. Dor fit de même. Il était l’homme le plus fort de la tribu, mais il avait réfléchi et il avait compris que sa force n’était pas aussi utile que l’intelligence de Burl. Cori marcha sur les traces du jeune chef à cause de ses enfants. Elle les croyait plus en sécurité près de Burl que n’importe où ailleurs. Les autres partirent à leur tour car ils craignaient simplement de rester seuls.

L’ascension était pénible. Pourtant Burl remarqua que l’air semblait plus clair. Ce n’était plus le nuage épais qui couvrait tout dans les basses terres. On pouvait voir à des kilomètres à droite et à gauche. On distinguait nettement la courbe de la montagne.

Le jeune homme se rendit soudain compte que le banc de nuages au-dessus de sa tête était un objet défini et limité. Jamais il ne l’avait envisagé ainsi jusque-là. Pour lui, il y avait eu seulement « le ciel ». Mais maintenant, il voyait bien que le nuage formait une surface basse et qu’il arriverait peut-être à dépasser. En fait, il se trouvait encore à trois cents mètres de la haute terre. Burl craignit soudain de se heurter à un obstacle qui l’empêcherait d’aller plus loin. L’idée était décourageante. Mais jusqu’à ce que cet obstacle se présente, il s’obstina à grimper.

Le jeune homme remarqua que le ciel n’était pas immobile, mais remuait. Cette chose bougeait lentement, mais elle bougeait. Certains lambeaux du nuage se trouvaient maintenant plus bas que lui. Il vit ces traînées se déplacer. Mais il n’eut pas peur car elles s’éloignaient de lui aussi souvent qu’elles s’en rapprochaient.

En fait, il constata que la blancheur du nuage semblait fuir devant lui. Il en fut content. Ici se trouvait quelque chose qui s’enfuyait à son approche ! Sans aucun doute, ses compagnons avaient dû faire la même constatation. Lui, Burl, avait tué des araignées. Il était un personnage remarquable. Cette chose blanche inconnue avait peur de lui. Cela prouvait bien qu’il était sage de rester près de Burl. Le jeune homme se rengorgea tout en conduisant ses compagnons vers le sommet.