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Découragée, l’écrevisse s’était éloignée.

Emporté par le courant, solitaire et désarmé, Burl descendait lentement la rivière paresseuse. La mort nageait sous lui, dans l’eau peu profonde, la mort arpentait les rives, la mort volait au-dessus de sa tête.

Il fallut un long moment au jeune homme avant de recouvrer ses esprits. Puis il eut une réaction qu’aucun de ses semblables n’aurait eue : il chercha son arme.

La lance flottait sur l’eau, transperçant encore le poisson dont la capture avait mis Burl dans cette fâcheuse situation. La silhouette argentée, si vive tout à l’heure, flottait maintenant le ventre en l’air.

Burl sentit l’eau lui venir à la bouche et, tandis que le radeau instable descendait le courant en tournoyant comme une toupie ivre, il ne cessait de dévorer le poisson des yeux. Couché à plat ventre, il essayait de saisir l’extrémité de sa lance chaque fois que la rotation de son esquif l’amenait à sa portée.

Le radeau oscillait, menaçant de chavirer d’un instant à l’autre. Bientôt, le jeune homme découvrit qu’il enfonçait plus du côté droit. Le côté gauche, en revanche, était plus épais et assurait une meilleure flottabilité.

Burl pivota de manière à se maintenir en équilibre de ce côté-là. Se penchant autant qu’il l’osait, la tête et les épaules dépassant le bord du champignon, il tendait les mains en avant. Il attendait avec impatience que le mouvement de rotation l’amène à portée du poisson qu’il avait tué. Plus près… encore un peu plus près… Bientôt, les doigts du jeune homme effleurèrent l’extrémité de la lance. Le radeau tangua dangereusement. Mais Burl parvint à saisir la lance, et il la tira vers lui.

Quelques secondes plus tard, il arrachait du poisson des bandes de chair couvertes d’écailles et dévorait cette substance huileuse avec un immense plaisir.

Tout en mangeant, il songeait à la tribu. Il avait trop de poisson pour lui tout seul. À son retour, il allait en distribuer aux autres. La vieille Tama, qui n’avait plus beaucoup de dents, le cajolerait pour obtenir plus que sa part. Elle lui rappellerait les friandises qu’elle lui avait données lorsqu’il était plus jeune. Les deux garçons, Dik et Tet, lui demanderaient à grands cris où et comment il avait trouvé son butin. Il n’oublierait pas Cori qui avait des enfants tout petits à nourrir. Quant à Saya…

Burl se réjouissait surtout de la réaction de Saya.

Soudain, il se rendit compte que chaque seconde l’emportait plus loin de la jeune fille. Dans la lumière rosée qui l’entourait, Burl chercha un repère familier et n’en découvrit pas. Il comprit avec chagrin qu’il se trouvait loin de la tribu et qu’il s’en éloignait de plus en plus.

De nombreux insectes volaient dans l’air malsain. Pendant la journée, un fin brouillard flottait en permanence sur les basses terres. Burl n’avait jamais aperçu un objet situé à plus de trois kilomètres : la grisaille ambiante ne le permettait pas. Mais même dans les limites étroites imposées par la brume, il restait beaucoup à voir.

De temps en temps, un grillon ou une sauterelle prenait son élan et fendait l’air comme un boulet de canon. D’énormes papillons multicolores voletaient au-dessus de la végétation putride. Des abeilles affairées zigzaguaient à la recherche des rares fleurs de choux géants. Parfois, une guêpe à la taille fine et au ventre jaune s’envolait à tire-d’aile.

Mais Burl ne s’en souciait guère. Assis tristement sur son radeau de champignon, étrange silhouette de chair rose et de tissu aux couleurs vives, son poisson mort à côté de lui, il était rempli d’une angoisse panique, car la rivière l’entraînait inexorablement loin de sa tribu – et surtout loin de la fille dont les regards savaient lui réchauffer le cœur.

La journée s’écoulait. À un moment donné, il vit un détachement de fourmis guerrières faire mouvement à vive allure sur un tapis de moisissures bleu-vert. Elles effectuaient une razzia dans une cité de fourmis noires. Les œufs qu’elles emporteraient à l’issue du raid écloraient, donnant naissance à des esclaves dont l’existence serait consacrée au service des pirates qui les avaient enlevés.

Plus tard, des branchages aux formes étranges apparurent à sa vue, se détachant nettement sur un fond de brouillard à couper au couteau. Burl savait qu’il s’agissait de champignons à peau dure, presque à écorce. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’était que ces champignons facétieux singeaient des arbres que lui-même n’avait jamais eu l’occasion de voir, car aucun arbre n’aurait pu survivre sur les basses terres.

Beaucoup plus tard, tandis que le jour tirait à sa fin, Burl mangea à nouveau du poisson huileux. Il trouvait ce goût agréable, comparé avec la fadeur des champignons dont il se nourrissait habituellement. Mais il eut beau se gaver, il resta encore la plus grande partie de l’animal.

Sa lance était posée à côté de lui. Bien qu’elle l’ait jeté dans les ennuis, il continuait à l’associer dans son esprit à la nourriture qu’elle lui avait procurée plutôt qu’aux difficultés dans lesquelles il se débattait à présent. Quand il se sentit repu, il l’examina. La pointe, maculée d’huile, était toujours aussi acérée.

N’osant pas la réutiliser à partir d’un radeau aussi instable, il la reposa avant de déchirer une bande de son pagne dont il fit un lien destiné à accrocher sa capture autour de son cou afin d’avoir les mains libres. Puis il s’assit, les jambes croisées, tripotant sa lance tandis que les berges défilaient sous ses yeux inquiets.

2

L’heure du coucher de soleil approchait. Burl n’avait jamais vu le soleil et il ne lui venait pas à l’idée que l’arrivée de la nuit soit le coucher de quoi que ce soit. Pour lui, la nuit, c’était de l’obscurité qui descendait du ciel.

Le processus était toujours le même. Vers l’ouest, la lumière devenait orange, puis rose, tandis qu’à l’est elle prenait une teinte grise. De grands pans d’obscurité commençaient à recouvrir le ciel. Puis les couleurs s’assombrissaient jusqu’à cette rougeur extraordinaire qui est indiscernable du noir.

Aujourd’hui, Burl regardait comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Sur les eaux glauques, les couleurs et les ombres du soir se reflétaient avec une incroyable fidélité. Les chapeaux des champignons vénéneux qui peuplaient la rive brillaient d’une lueur rose. Des libellules zébraient l’air de leur vol saccadé dans un rutilement d’éclairs métalliques. De grands papillons jaunes planaient au-dessus du courant. Un peu partout voguaient des sortes de radeaux formés par le conglomérat de milliers de jeunes phryganes. Rien qu’en plongeant la main dans les fourreaux, Burl aurait pu s’emparer de leurs larves blanchâtres.

Une lourde abeille retardataire bourdonnait au-dessus de sa tête. Il distinguait nettement sa longue trompe et ses pattes postérieures dont les brosses à pollen étaient chichement garnies. Ses grands yeux à facettes polygonales exprimaient une préoccupation obtuse.

Les lueurs pourpres s’assombrirent et tendirent vers le noir. Les bourdonnements et les battements d’ailes des insectes diurnes s’apaisèrent. D’un million de cachettes, sortirent furtivement dans la nuit les gros phalènes aux corps doux et velus. Avant de prendre leur vol, ils lissaient leurs ailes et leurs antennes plumeuses. Les grillons entamèrent leurs stridulations assourdissantes, descendues de plusieurs tons dans les graves en raison de l’accroissement démesuré des élytres. Bientôt, de minces spirales de brouillard commencèrent à s’élever de la rivière. C’étaient elles qui allaient former le tapis de purée de pois qui bientôt recouvrirait toutes choses.