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« Non », dit Topiltzin sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

« Pourquoi ? » demanda Sagaman Musa.

Topiltzin dénombra les raisons sur ses doigts. « Premièrement, parce que ces gens ne savent pas se battre Deuxièmement, parce qu’il n’est pas sûr qu’ils veuillent nous aider. Troisièmement, parce qu’ils ne possèdent pas d’armes et que je n’en ai pas à leur donner. Et quatrièmement parce que nous n’avons pas besoin d’aide pour mener à bien notre entreprise. »

Et voilà ; l’orgueil entêté de l’Aztèque !Nous n’avons pas besoin d’aide pour mener à bien notre entreprise. Traduisez :Nous ne serions pas des hommes si nous acceptions l’aide de ces villageois.

Être un homme ! Même s’il se prétendait différent de l’impérialiste aztèque classique, Topiltzin était au fond comme les autres, constamment soucieux de prouver qu’il était un homme. Un Aztèque se faisait assommer pendant des jours sur un terrain de jeu, afin de montrer son endurance. Un Aztèque dansait au soleil, pieds nus sur les roches brûlantes. Un Aztèque se flagellait sur les marches du temple, avec une corde hérissée de pointes. Un Aztèque luttait farouchement, de préférence à un contre trois, pour bien manifester qu’il était un héros. Cette fois, Sagaman Musa paraissait furieux. Comme je l’ai déjà signalé, il n’était pas, lui, tenaillé par la crainte de ne pas se comporter « en homme », et il estimait qu’il n’avait rien à prouver. Il était là pour gagner une bataille par n’importe quel moyen et pas pour montrer son courage dans un combat inégal. Il voyait en ces villageois des milliers d’alliés éventuels. Il imaginait la défaite de la garnison sans qu’il fût besoin de tirer un seul coup de fusil. Cinquante hommes chercheraient-ils à se défendre s’ils étaient entourés par des milliers d’adversaires ?

Il marchait de long en large, tapant du pied dans sa colère, se frappant les hanches de ses énormes poings, hurlant, écumant de rage. Une veine s’enflait dangereusement sur son large front luisant.

Topiltzin écoutait. Il restait calme en apparence mais je sentais qu’une colère froide s’emparait de lui. Quand Sagaman Musa cessa de crier, Topiltzin dit, tranquillement : « Nous ne ferons pas de ces gens nos alliés. S’il en est parmi vous qui manquent de courage, ils peuvent retourner à Tenochtitlan. Il en sera comme nous l’avons décidé au début, même si nous ne sommes qu’une dizaine à rester. »

Sagaman Musa gronda sourdement, soufflant de l’air par les narines d’où je m’attendais presque à voir jaillir des flammes. Je sentais bouillonner sa rage et je crois qu’il était près de prononcer des paroles qui auraient anéanti tout espoir de coopération entre lui et Topiltzin.

Mais avec un effort visible, il serra les lèvres, retint les mots hostiles. Il avala sa salive, ferma les yeux. Puis il dit : « C’est ton dernier mot, Topiltzin ? »

« Le dernier. Rentres-tu à Tenochtitlan ? »

« Je reste. »

C’est ce qu’il fit en effet, sans dissimuler, toutefois, à quel point il désapprouvait les projets de notre général.

Le plan de Topiltzin, consistait à s’introduire de nuit dans le fort de Taos, à désarmer les sentinelles et à jeter des torches enflammées par les fenêtres ; les nattes de paille étendues sur le sol prendraient feu et quand les soldats sortiraient, suffoqués par la fumée, on les abattrait un à un. Simple ? Certes. Sans risque ? De toute évidence.

Si l’on se fiait au sens commun, les idées de Sagaman Musa avaient du bon. À la guerre, on veut tous les renforts possibles. Mais j’avoue que j’étais content que Topiltzin l’ait emporté. C’était ma première bataille, et à l’âge de dix-huit ans et trois mois, montrer-qu’on-est-un-homme, ça veut dire quelque chose. Je voulais me battre. Je voulais faire couler le sang. Je voulais ma part d’un triomphe glorieux contre des forces supérieures. Vous avez tout à fait raison de me trouver stupide, mais c’était ainsi.

À l’aube, nous nous dirigions vers Taos qui se trouvait, je crois, à une cinquantaine de kilomètres de notre camp. Nous avions emprunté des chevaux aux agriculteurs picuris parce que les routes n’étaient guère praticables pour nos véhicules et que, de plus, dans ces régions calmes, un bruit de moteur s’entend de très loin. Nous avancions sans nous presser. À la tombée de la nuit, le campement fut établi à deux kilomètres de Taos. On mangea, on se reposa. Le plan, c’était de n’attaquer qu’à l’aube.

À minuit, on prépara les torches, on chargea les fusils. Trois heures plus tard, on entrait à pied dans le village de Taos. Il consiste en deux imposantes bâtisses de cinq étages, faites d’une boue rousse et qui se font face de chaque côté d’un étroit ruisseau. Quelques planches de bois servent de pont entre les deux parties du village. C’est, dans l’ensemble, un endroit extrêmement pittoresque.

La garnison aztèque logeait dans un bâtiment plus petit, de deux étages, qui comprenait une vingtaine de pièces. Notre colonne se dirigea vers lui. Une sentinelle était postée à l’entrée du village mais il fut facile de s’en débarrasser. D’autres soldats de garde étaient assis devant la caserne. Les villageois devaient dormir, les hommes de la garnison aussi.

Nous avions projeté de nous approcher sans bruit dans le noir et d’assommer les gardes à la hâte. Puis, une fois les torches allumées et jetées à l’intérieur de la caserne nous attendrions simplement que l’ennemi se précipite aux portes dans la plus grande confusion.

Ça ne se passa pas ainsi.

Nous étions à une centaine de mètres de la caserne, avançant furtivement dans l’obscurité, les yeux fixés sur les trois soldats qui somnolaient au milieu du village, quand une voix lança du haut d’un toit :

« Hep ! Qui va là ! L’ennemi ! Debout ! Debout ! Alerte ! »

Et la garnison se réveilla.

Qui aurait pensé qu’ils placeraient un guetteur en haut d’un des immeubles ? Pas moi, pas vous ; et certainement pas Topiltzin. Pourtant l’homme était là-haut, nous observant depuis notre arrivée. À présent que nous étions au milieu du village, il donnait l’alarme.

Je me souvins des sinistres prédictions de Quéquex, auxquelles jusqu’ici je n’avais pas ajouté foi : Le désastre pour Topiltzin. Pour moi la douleur et l’errance.

« Tuez-les ! hurla Topiltzin. Tuez-les tous ! »

Il alluma sa torche et la lança vers une fenêtre. Un instant plus tard nous étions entourés de soldats aztèques et la bataille faisait rage.

En dépit de l’optimisme de Topiltzin, il n’y avait pas pour nous la moindre chance de victoire. Vingt à trente soldats étaient sortis à notre rencontre et d’autres en nombre égal, perchés sur les fenêtres et armés de fusils et de pistolets nous prenaient tranquillement pour cibles. Une retraite décente, c’était tout ce que nous pouvions encore espérer.

Mais une ligne de défenseurs nous bloquait le passage.

Nous formions un groupe compact au milieu de la place. Topiltzin continuait à nous exhorter à l’attaque, mais le gros de la troupe choisit de se replier et après avoir vivement embrassé la scène du regard, Topiltzin dut se résoudre à nous suivre. Nous reculions, sans cesser de faire feu sur l’ennemi.

Je vis Sagaman tirer cinq fois et tuer cinq hommes. Le sixième coup n’atteignit pas son but. Le Noir bondit en avant tel un sauvage, et dans un furieux désespoir il se servit de son pistolet comme d’un marteau pour assommer deux Aztèques. Il avait le champ libre à présent, et fonçait vers l’étroit sentier qui conduisait hors du village.