Et soudain je vis surgir, venant de nulle part, un homme de la garnison qui prit pour cible le large dos noir de Sagaman Musa. Je n’hésitai pas. Comme je ne me fiais guère – je ne sais trop pourquoi – à mon pistolet, je portai la main à ma hanche, et mon couteau fut aussitôt entre mes doigts, et mon bras se leva, et le couteau fila comme une flèche pour s’enfoncer profondément dans le dos de l’Aztèque avec un étrange bruit mat. C’était juste comme si j’avais frappé la cible, sur le mur de notre petite cabine, à bord duXochitl.
Mais j’avais tué un homme.
Quand on sépare pour la première fois l’âme et le corps d’un homme, cela invite à quelque réflexion. Je restai donc là, à ruminer comme un bœuf, à chercher le pourquoi et le comment de nos actes. Je restai là, immobile, assez longtemps pour qu’un ennemi me mette tranquillement en joue et tire.
Il est certain que je devrais être mort et enterré. C’est le destin presque inéluctable de celui qui est assez stupide pour se livrer à la méditation au beau milieu d’une bataille. Il y a sûrement, au-delà de la Porte des Mondes, quelques Dan Beauchamp tués au combat. Mais dans l’univers où nous sommes, la balle se fraya un chemin à travers la peau et les muscles de mon bras gauche, laissant une trace sanglante de plus de quinze centimètres. Cela me réveilla. Je me jetai au sol, saisis mon pistolet, et pendant que mon agresseur visait une seconde fois, je lui tirai une balle dans la tête. Cette fois je m’abstins de toute méditation. La seconde fois qu’on tue, ce n’est déjà plus pareil.
Mon bras me faisait atrocement mal ; mais j’avais déjà bien de la chance d’être vivant. Le sol était couvert de cadavres, ceux des hommes avec lesquels, quelques heures auparavant, j’avais dîné et plaisanté. Je bondis jusqu’à ma victime, récupérai mon couteau. Puis, tandis que les balles sifflaient autour de moi je fonçai vers la seule voie libre. Sagaman Musa avait disparu. J’aperçus Manco Huascar, sa tunique blanche tachée de sang ; il me sourit, m’appela d’un geste, et je vis qu’il avait découvert un autre chemin pour sortir du village. Je le rejoignis.
Je tuai encore deux hommes avant d’être hors d’atteinte. Dès que je fus à l’abri, je me retournai et vis Topiltzin qui courait vers nous, tenant encore d’une main la torche allumée et de l’autre son arme. Trois soldats de la garnison le rattrapaient. Topiltzin jeta sa torche au visage du premier et d’un coup de pistolet bien juste abattit le second.
De ma cachette, je visai le troisième. J’appuyai sur la détente. Un cliquetis. Rien de plus.
Je n’avais plus de munitions !
Et sous mes yeux horrifiés, le troisième homme tira. La balle atteignit le prince. Il bascula, s’écrasa sur le sol, eut un sursaut et resta immobile.
Je murmurai d’une voix enrouée : « Ils l’ont eu ! Allons le chercher ! »
« Ne fais pas l’idiot, dit Manco Huascar. Il est mort. Sauve qui peut ! »
Et il partit dans la nuit comme une flèche. Après un moment d’hésitation, je le suivis, laissant loin derrière moi le bruit et la fureur de la bataille.
Je songeais aux prophéties de Quéquex : une cicatrice pour moi, la mort pour Topiltzin. Le sang coulait, brûlant, le long de mon bras. Cette blessure, je sus que j’en garderais la marque jusqu’à mon dernier jour. Quant à Topiltzin, je l’avais vu mourir. Je frémis : Quéquex était bien un sorcier.
Le cœur battant, le bras tout enflammé, je détalai comme un lapin effrayé, sans reprendre mes esprits, jusqu’à ce que je n’entende plus de coups de feu derrière moi.
9. VERS LA MER OCCIDENTALE
C’est ainsi que je ne gagnai pas de comté dans le Sud-Ouest des Hautes-Hespérides. L’expédition avait été un fiasco complet, un désastre total.
Les survivants de la petite armée de Topiltzin se trouvèrent regroupés aux abords du village, comme finissent par se rassembler les bûches ballottées par l’eau tourbillonnante. Nous étions une douzaine : un des Chibchas, l’Aztèque adipeux Tezozonec, le guérisseur d’un Nord-Ouest lointain, et plusieurs autres, dont Manco Huascar. Il y eut un moment de grand silence. Après cette écrasante défaite, nous ne trouvions rien à nous dire. Nous étions blottis dans les buissons, haletants, attendant que se calment un peu les battements de nos cœurs affolés.
Pour la plupart, nous étions blessés. Klagatch nous soigna. Son nahuatl était rudimentaire, mais il n’avait pas à nous interroger pour comprendre où nous avions mal, et il s’appliqua à soulager nos souffrances. Il nettoya la plaie de mon bras, la couvrit d’herbes sèches, et ligatura le tout avec des lanières. Les dieux feraient le reste. C’était une vilaine blessure, mais pas trop sérieuse. La balle avait traversé les chairs où elle avait creusé un sillon écarlate. Il faudrait quelque temps pour que la plaie se cicatrise et d’ici là elle serait douloureuse et me donnerait sans doute de la fièvre, mais Klagatch n’y pouvait rien.
Il soigna Manco Huascar qui avait une blessure assez particulière : la balle avait traversé le muscle du bras et l’aisselle. Deux centimètres plus à droite elle rentrait en pleine poitrine, mais elle était ressortie, laissant une plaie bien nette dont l’inca souffrirait quelque temps.
Klagatch pansa tous les blessés et ne s’occupa de lui-même que lorsqu’il en eut terminé avec nous. Il avait une profonde entaille au cuir chevelu. Il nous avait soignés en silence. C’était un homme au teint clair, à l’abondante moustache noire, de petite taille, massif et les épaules puissantes. Ses cheveux épais prenaient, sous certains éclairages, un ton rouge et cuivré, et sa voix était grave, quoique pas tout à fait autant que la voix de Sagaman Musa. Il y a dans les Hautes-Hespérides des gens de types très divers. En Angleterre, nous les appelons tous indifféremment des Peaux-Rouges et ils sont pour nous de simples sauvages, errant dans les vastes savanes et forêts qui recouvrent leur continent. Mais je pouvais voir clairement combien Klagatch était différent des indigènes habitant les villages de boue de la région où nous nous trouvions, différent d’Opothle et de ses compatriotes du Sud-Ouest.
Nous n’avions pas la force de bouger. Nos chevaux étaient attachés non loin de là mais nous n’osions pas nous en approcher, de peur que les soldats les aient découverts et nous attendent en embuscade. Ne croyez pas que c’était de la lâcheté. Je m’étais assez battu comme ça et j’avais aussi assez tué, cette nuit-là. Mon bras blessé commençait à enfler et des gouttes de sueur luisaient sur ma peau.
J’étais inquiet de la disparition de Sagaman Musa. Il ne paraissait guère mal en point lorsqu’il s’était échappé de Taos, mais nous ne l’avions pas revu depuis, ni moi ni aucun de ceux qui avaient réussi à rejoindre notre campement improvisé. Errait-il dans les environs du village ? Ou bien avait-il été massacré dans l’ombre ? Nous ne pouvions envisager de nous lancer à sa recherche.
Tapis dans les broussailles, nous fîmes des plans pour un avenir qui se trouvait entièrement remis en question. Retourner à Tenochtitlan ? Cela ne semblait guère prudent. D’ailleurs, puisqu’il y avait tout lieu de croire que Topiltzin était mort, je n’avais pour ma part aucune raison de rentrer au Mexique. Et il en était de même pour plusieurs d’entre nous. Je pouvais comprendre que les Mexicains veuillent regagner leur pays, mais moi je répugnais à traverser de nouveau le désert.
Et surtout sans les autos. Nous les avions laissées à Picuris, loin vers le sud, et nous hésitions à aller les chercher. Avant que nous soyons arrivés sur les lieux, la garnison aurait averti les autres villages de la présence de rebelles, et les indigènes nous seraient hostiles. Bien que la machine à transmettre la voix électriquement ne soit pas encore au point, les nouvelles voyagent vite dans ces régions isolées. Il nous fallait donc abandonner les véhicules et tout ce que nous avions laissé dans les coffres. Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je dis adieu à ma cape de plumes si durement gagnée, au collier de jade de Quéquex, au reste de l’argent que m’avait donné Nezahualpilli, et au modeste bagage que j’avais apporté d’Angleterre. Mais là où j’allais, l’argent mexicain ne me serait guère utile et quelques gemmes et vêtements de plumes ne valaient pas que je risque ma liberté ou ma vie.