Là où j’allais, c’était en direction du Nord, en diagonale à travers le continent jusqu’au pays de Klagatch, sur les rives de la Mer Occidentale. Cinq ans auparavant, Klagatch avait été emmené en esclavage au Mexique, pour être le médecin des princes royaux, qu’il avait servis jusqu’à ce que Topiltzin le persuade de se joindre à l’expédition. La seule ambition de Klagatch en quittant le Mexique était de pouvoir un jour se retrouver chez lui. À présent que la mort de Topiltzin le libérait de tout devoir de loyauté, il ne pensait plus qu’à regagner son pays. Je l’accompagnerais. Manco Huascar aussi. Les autres décidèrent de retourner au Mexique et je ne tentai pas de les dissuader.
Dans l’aube grise, Klagatch esquissa pour nous une carte des Hautes-Hespérides et nous montra où nous étions et où nous voulions aller. Si vous avez la carte à l’esprit vous voyez la forme générale du continent, une forme plutôt carrée avec en gros cinq pointes, et deux volumineux appendices, l’un au Sud, le Mexique, et l’autre tout à fait au Nord-Ouest. Notre destination était un village situé en cette région de la côte Ouest où une grande île longe le rivage en formant un détroit pendant des kilomètres.
Klagatch disait que nous aurions à traverser une contrée aride, mais ensuite le pays serait plus frais et plus fertile. À pied nous en avions pour cinq ou six mois, jusqu’au printemps suivant. Si nous pouvions nous procurer des chevaux, deux mois nous suffiraient pour atteindre le village.
Je venais juste de décider de partir avec Klagatch quand j’entendis du bruit dans les bois voisins. Quelqu’un approchait. Manco Huascar saisit son pistolet et j’empoignai mon couteau. Un instant plus tard une silhouette massive fit irruption parmi nous, tenant un fusil. Tendus, déjà prêts à bondir, nous reconnûmes soudain le nouvel arrivant. C’était Sagaman Musa.
Il grommelait : « Je pensais bien que c’était vous. On vous entend à des kilomètres ! » Puis il éclata de rire et jeta son fusil par terre. Je me souvins que, dans la bataille, il avait épuisé ses cartouches.
Nous lui fîmes un accueil chaleureux. Je lui racontai ce qui était arrivé après qu’il se fut échappé, la mort de Topiltzin et notre déroute. Il secoua la tête. Il s’était attendu à ce désastre. Lui-même n’était pas blessé. Il n’avait pas l’air de s’être rendu compte que je lui avais sauvé la vie, à Taos, et bien sûr je ne lui en dis rien. Il avait déjà décidé de ce qu’il ferait à présent. Il voulait gagner la côte Ouest et il nous montra l’endroit sur la carte de Klagatch, le point de la côte occidentale où la terre commence à s’incurver vers l’Est. Là, disait Sagaman Musa, est une région agréable où il n’y a pas d’hiver, où les journées ne sont ni trop chaudes ni trop froides et où ni les Aztèques ni les Russes, les deux pouvoirs impérialistes des Hautes-Hespérides, n’ont encore jamais fait d’incursions. Sagaman Musa projetait de s’y faire proclamer roi. Il accepterait volontiers quelques ministres. Si le cœur nous en disait…
Klagatch ? Non. Il rentrait chez lui.
Manco Huascar ? Non plus. Il déclara fermement : « Excuse-moi, mon ami, je pars avec Klagatch. »
Cela me surprit. J’avais pensé que l’Inca déciderait d’accompagner Sagaman Musa et j’aurais alors fait de même. Pourquoi Manco Huascar optait-il pour le Nord infesté de Russes quand il aurait pu choisir l’Ouest fertile ? Je ne voyais pas la raison. Mais les raisons de Manco Huascar étaient toujours difficiles à découvrir. Le Péruvien ouvrait l’œil, mais n’ouvrait guère la bouche.
Sagaman Musa me regarda : « Eh bien ? Aurai-je un compagnon à tête blonde ? »
J’étais tiraillé par des désirs contradictoires. J’aurais voulu aller avec l’Africain car entre nous, depuis notre violente première rencontre, un étrange lien d’affection s’était noué, et je le savais un homme courageux et plein de ressources. Il y avait aussi cette promesse dorée d’un empire à gagner dans l’Ouest.
Mais cet empire n’était peut-être encore, comme celui de Topiltzin, qu’une création de l’esprit. Nous n’atteindrions peut-être jamais la côte Ouest. Je ne connaissais pas la route, et Sagaman Musa non plus. Tout ce que nous pouvions faire consistait à pointer le nez en direction du soleil couchant et espérer que tout irait bien.
Tandis que si je choisissais d’aller vers le Nord, vers le pays de Klagatch, j’aurais deux compagnons dont un médecin, qui serait de surcroît un guide. Il parlait la langue des tribus que nous rencontrerions et il trouverait aisément son chemin. Je pourrais m’établir là-haut, en quelque sorte, et aller ensuite chercher la fortune ailleurs, quand j’aurais un peu d’argent et d’expérience.
Je pesai le pour et le contre et décidai : « Je reste fidèle à mon plan initial, Sagaman Musa. Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? »
« Je ne peux pas. Je dois suivre mon propre destin. »
Alors je lui fis mes adieux. Il étreignit ma main hâlée dans son énorme poing noir et serra jusqu’à ce que mes doigts se crispent de douleur. J’essayai de lui rendre la pareille mais comme je serrais de mon mieux je n’obtins de lui qu’un sourire.
Je commençai à trouver que cette aventure n’était qu’une suite de séparations. Nezahualpilli, Quéquex, Topiltzin, Sagaman ; aussitôt que je m’étais fait un ami il me fallait le perdre. À présent il ne me restait que Klagatch avec qui je ne pouvais échanger plus d’une centaine de mots, et Manco Huascar qui était trop taciturne, trop fuyant pour que je le considère comme un ami.
Le premier mois de notre voyage fut le pire.
Nous marchions à travers un paysage désertique, assommés de chaleur pendant le jour et la nuit glacés jusqu’aux os. Puis nous atteignîmes une région de plateaux plus tempérés et d’aspect plus riant. Mais nous étions à présent en décembre et la neige tombait fréquemment. Il nous arrivait de plus en plus souvent de trouver au réveil toute la campagne recouverte d’une légère couche de flocons.
Ici nous n’étions plus sous la domination aztèque. Leur pouvoir s’étend sur presque toute la partie Est des Hautes-Hespérides, au-delà du grand fleuve appelé le Mississippi. Mais à l’Ouest leur influence ne dépasse guère la région qui borde le Mexique. Plus loin à l’intérieur la terre est trop stérile, la population trop clairsemée pour qu’une conquête présente quelque intérêt, et dans le Nord-Ouest, les Russes venant de Sibérie ont délimité leur propre zone d’influence.
Une fois sur le plateau nous n’avions plus aucune chance de nous procurer des chevaux. Dans les régions habitées, nous aurions pu acheter, emprunter, ou même voler trois chevaux aux villageois, mais ici il n’y avait pas de villages, c’était une contrée à peu près déserte que parcouraient seulement quelques rares bandes de nomades. Ils possédaient bien des chevaux mais ne les vendraient pas.
Ainsi nous avancions péniblement, un pas et un pas et encore un pas, et s’il nous arrivait de parcourir une trentaine de kilomètres dans la journée, en moyenne nous n’en faisions guère plus d’une quinzaine car il n’y avait pas de routes et c’était un rude travail que de s’ouvrir un chemin. Parfois, la distance parcourue se réduisait encore. C’était lorsque, ayant choisi un sentier qui plongeait dans un agréable canon, nous découvrions qu’il aboutissait à une muraille infranchissable et que nous devions revenir à notre point de départ et trouver une autre voie.