Cela faisait seulement quatre mois que j’avais quitté la maison. Mais pour moi c’était comme des années. Je pouvais à présent exhiber une cicatrice qui montrait que j’étais un homme ; grâce à Klagatch, la blessure s’était refermée ; après bien des nuits de fièvre, le poison de l’infection avait enfin quitté mes veines. Mon corps s’était musclé. J’avais tué. J’avais connu un sorcier et aussi le neveu d’un roi, et, pour mon malheur, entre les deux j’avais mal fait mon choix. Maintenant j’allais au bout du monde en une folle équipée sans but précis. Je ne veux pas mentir ici car j’écris ce livre pour moi principalement, et se mentir à soi-même est le pire des mensonges. En toute honnêteté je déclarerai donc que pas un jour ne s’écoula, durant cette marche interminable, sans que je forme le souhait de me retrouver en Angleterre. Et je n’aurais vu aucune objection à ce que Huitzilopochtli lui-même m’arrache du sol et m’emporte vers l’Est, par-dessus, l’océan.
Bien sûr, je ne pouvais rentrer chez moi mais seulement continuer dans la même direction, chaque pas m’éloignant de l’Angleterre. Je regrettai de ne pas avoir écrit à mon père alors que j’étais encore au Mexique, pour lui dire que j’allais bien. J’aurais dû le faire, je le savais, mais le temps avait passé trop vite. Je n’avais pas écrit et à présent je me trouvais sur un territoire où l’idée même de communications postales paraissait absurde.
Cela faisait si longtemps, me semblait-il, que j’avais suffoqué dans la chaleur infernale de Chalchiulcueyecan ! Si longtemps que j’avais arraché Quéquex des mains de ses agresseurs ! Si longtemps que j’avais joué au tlachtli à Tenochtitlan ! Maintenant la neige tombait avec un entêtement morose. Je n’avais jamais vu tant de neige. En Angleterre, s’il y en a un peu en hiver il y a surtout du brouillard. Ici, pas le moindre brouillard ; une éternelle blancheur glacée dont rien ne pouvait protéger, ni les chaussures fourrées, ni les manteaux de peaux de bêtes. Je trouvais ce froid encore plus horrible que la chaleur des basses terres du Mexique, quoique je me souvenais avoir là-bas follement souhaité les délices d’un jour de gel.
À la fin du mois de janvier il me parut que nous pourrions bien mourir de faim avant d’avoir vu le village de Klagatch.
Nous n’avions pas tué de gibier depuis le début de l’année nouvelle. Rien, pas même un écureuil, et nos réserves de viande diminuaient rapidement. L’année 1964 commençait mal. La neige n’arrêtait guère de tomber et le temps était souvent extraordinairement froid. D’après les cartes sommaires que traçait Klagatch, nous avions encore plus de quinze cents kilomètres à parcourir ; mais bien sûr il ne déterminait qu’approximativement l’endroit où nous nous trouvions.
Puis vint un jour fertile en événements imprévisibles qui aboutirent à une amélioration de notre sort.
Cela commença durant la matinée par l’apparition inattendue d’un élan majestueux, la tête surmontée de bois puissamment ramifiés. L’animal avait fière allure, mais nous étions affamés et comme il bondissait sur le sol enneigé je l’abattis d’une flèche. Il gisait à terre, agité de tressaillements, et partagé entre la pitié et l’espoir d’un vrai repas je l’achevai d’un coup de couteau. Puis nous nous mîmes à l’écorcher et à le couper en morceaux.
Ce n’est pas une petite affaire de tailler dans cent kilos de viande d’élan fraîchement tué et nous étions complètement absorbés dans notre tâche quand apparut un groupe de Peaux-Rouges nomades. Ils étaient six, sur des chevaux étiques, et ils survinrent si soudainement que toute parade fut impossible. L’instant d’avant nous étions seuls et tout à coup ils nous entouraient, brandissant des arcs, des épieux et des fusils rudimentaires.
J’avais entendu raconter des choses épouvantables au sujet des rôdeurs du désert. Je m’attendais à ce qu’ils nous tuent. Mais ces hommes n’avaient pas de temps à perdre.
Nous repoussant de leurs épieux ils nous emmenèrent à une courte distance de l’endroit où ils nous avaient découverts. Là ils nous fouillèrent, cherchant des armes. Nos arcs ne les intéressaient pas, et non plus mon couteau. Ils voulaient des armes à feu. Quand ils virent que nous n’en possédions pas, leur désappointement s’exprima violemment. Ils nous jetèrent sur le sol glacé ; ils nous tenaient à la pointe de leur lance, nous ne pouvions nous défendre. Nous restâmes étendus à plat ventre dans la neige et nous aurions risqué nos vies à seulement lever le nez. Je respirai de la neige. Je mangeai de la neige. La neige pénétrait sous ma tunique de fourrure. Ils tinrent conseil un moment, grommelant dans leur rude langage. Enfin, nous entendîmes s’éloigner le galop de leurs chevaux.
Des taches de sang sur la neige. C’était tout ce qui restait de notre gibier.
Manco l’Inca marmonna en quechua une terrible malédiction. Klagatch frappa le sol de coups de pied furieux. Je secouai la neige de ma tunique et tournai un regard douloureux vers le ciel gris. Nous allions mourir de faim. C’était fatal. Seul un hasard heureux nous avait permis de tuer cet élan, un hasard qui ne se reproduirait pas. Mon estomac se nouait de crampes lorsque je pensais à tout ce que nous avions perdu. Mon imagination me tourmentait, et je croyais soudain goûter la riche saveur de la viande cuite à l’étouffée, sentir le fumet du jus bouillonnant. Et que faire sinon continuer notre route en espérant que la chance nous sourirait de nouveau ?
Amers, humiliés nous poursuivîmes notre avance, ce jour-là, pendant encore cinq ou six kilomètres. Nous traversions une région de forêts et nous ne pouvions voir bien loin. Il était fort improbable que nous retrouvions du gibier. Mais nous fîmes soudain une autre découverte : un camp de nomades.
Quatre hommes. Quatre chevaux.
Trois des nomades s’affairaient autour du feu, ils préparaient le repas. Le quatrième se tenait à vingt mètres de là, observant la montagne.
J’échangeai un coup d’œil avec mes compagnons. Nous savions ce qu’il convenait de faire.
Je tenais mon couteau à la main. Nous avançâmes sans bruit en direction des chevaux. Ils sentirent notre approche et un grand étalon maigre hennit et se cabra.
Le guetteur se retourna. Au même instant mon couteau filait vers lui et s’enfonçait dans sa poitrine presque jusqu’à la garde. L’homme tomba sans même un cri. Je me penchai sur lui, arrachai mon couteau, et sautai sur le cheval le plus proche, une jument alezane. Manco était déjà sur l’étalon, Klagatch enfourcha un troisième cheval tout en saisissant les rênes du quatrième. Je donnai un violent coup de talon dans le flanc de la jument qui détala à travers bois.
Bien entendu les trois nomades se jetèrent à notre poursuite. Vainement, puisqu’ils étaient à pied. Et en forêt leurs flèches ne leur servaient pas à grand-chose.
Cinq minutes plus tard nous avions perdu de vue nos poursuivants. Encore une heure de chevauchée et nous décidions de nous arrêter pour la nuit dans un cañon abrité.
Les sacoches de selle de l’étalon rouan contenaient de la nourriture indigène. C’était de la viande séchée et pilée avec des noix et des baies. Certes, j’avais connu des mets plus délicats. Mais il eût été malvenu de se montrer difficile.
Vous allez trouver, sans doute, que j’avais fait une très mauvaise action en tuant un paisible étranger, en volant les chevaux, en abandonnant leurs propriétaires aux solitudes neigeuses. Et je vous répondrai que pour survivre, dans ces contrées sauvages, il faut adapter aux circonstances ses règles de conduite. Il est vrai que les quatre hommes ne nous avaient fait aucun mal, mais des membres de la même tribu nous avaient dérobé notre nourriture, nous condamnant à la famine. Et je suis sûr que nos victimes auraient agi de même à notre place. Ce n’était pas un pays de saints. Aussi, sans perdre de temps en hésitations et scrupules nous forcions les chevaux qui filaient vers le Nord-Ouest.