Mais parlons de Takinaktu.
Dix-sept ans, à un mois près en plus ou en moins. Environ un mètre soixante-dix, c’est-à-dire un peu trop grande pour un homme qui ne mesure pas tout à fait un mètre quatre-vingts, mais ce n’est pas grave. Le teint clair, pas du tout cuivré, mais plutôt comme celui des Chinoises par la couleur et la texture. Une chevelure sombre, raide, brillante. Des yeux noirs vifs et malicieux. Les pommettes saillantes, les lèvres charnues, le menton ferme, des joues à fossettes. Un corps bien fait et même athlétique.
Assis à la longue table, à demi asphyxié par l’odeur rance de l’huile de saumon et l’âcre fumée du feu, je tombai sur-le-champ amoureux. Elle était en face de moi, ne me regardant même pas, ce qui me permettait de la dévisager sans vergogne. Je me laissais aller à des divagations plaisantes et variées. Je m’inclinerais devant Takinaktu, nous ferions connaissance. Je lui raconterais mes voyages, mes aventures, comparerais ses charmes à ceux de Cléopâtre et d’Hélène de Troie et l’implorerais d’être mienne. Pour la première fois de ma vie j’imaginais Dan Beauchamp marié. Je voyais ma vie avec Takinaktu, la mince jeune fille aux cheveux noirs riant à mes côtés, une fille aussi forte que moi, capable de nager loin, de courir vite, de gravir les montagnes, d’abattre l’élan d’un trait de son arc. Nous nous taillerions un empire quelque part dans cet énorme continent. Elle régnerait avec moi en pompe et en majesté. Oh, un homme de mon âge peut être incroyablement fou quand il laisse vagabonder ses pensées !
Je contraignis brutalement mon esprit à revenir sur terre et à considérer que Takinaktu et moi ne parlions pas la même langue. Je me dis qu’elle était ignorante et sauvage, incapable de lire et d’écrire, puant probablement l’huile de poisson en permanence, s’accommodant fort bien de son petit village aux hideux mâts totémiques, aux masques horribles, et sans doute déjà fiancée à un jeune homme bien musclé, le futur chef du clan. Nous n’avions, elle et moi, certainement rien en commun, moi un garçon de Londres, elle une fille de l’extrême Ouest des Hespérides !
Et cependant, elle était merveilleuse, et elle hanta mes rêves, cette nuit-là, comme je dormais d’un sommeil agité, dans un des compartiments de la grande maison de bois à l’odeur de fumée.
Au matin, je me trouvai livré à moi-même. Klagatch conférait avec les chamans et Manco Huascar avait disparu. Puisqu’il n’y avait personne au village à qui je pouvais parler, j’allai me promener sur la plage et jeter un coup d’œil à la Mer Occidentale.
Pendant longtemps je fixai des yeux son immensité grise, m’émerveillant de penser que les terres légendaires de Cathay et du Japon s’étendaient là-bas, quelque part. Je me sentais bien loin de mon pays. Mon cœur battait un peu plus fort que d’habitude. Puis j’entendis des pas derrière moi.
Takinaktu apparut.
Elle avait une cape de daim, du genre poncho, des guêtres de daim et des mocassins. Elle tenait à la main une coiffure de paille tressée. Et si le soir précédent, pendant le repas de fête, elle avait semblé maussade et boudeuse, elle me fit cette fois un sourire dont la douceur m’envahit si délicieusement que je sentis fléchir mes genoux.
Mes joues s’empourprèrent. Toutes les idées stupides qui m’étaient passées par la tête le soir précédent revinrent à la charge ; mais je me rendais compte qu’elles étaient stupides à présent que je me tenais là, en face de Takinaktu.
Si par miracle elle avait pu lire mes pensées, comme elle aurait ri de ma sottise !
Je souris plutôt timidement et dis : « Hello, Takinaktu ! »
Elle demanda : « Hello, c’est de l’anglais ? »
« Exactement. Et le premier mot d’anglais que je prononce depuis… »
Je m’arrêtai soudain, perdu dans le labyrinthe des confusions linguistiques.
J’avais dit bonjour en anglais. Elle avait alors parlé turc. J’avais répondu en nahuatl.
Turc ? Qu’est-ce qui lui prenait de parler turc ?
Un instant je pensai que c’était un mauvais rêve dû à l’abus de saumon au dîner de la veille. Dans la langue mexicaine je demandai lentement, d’une voix forte et bien articulée : « Parlez-vous nahuatl ? »
« Non, répondit-elle en turc. Mais je parle turc. »
Je pense que vous n’êtes pas sans avoir remarqué que je nourris un certain préjugé patriotique contre tout ce qui est turc, y compris le langage. Cependant, comme tout Européen raisonnablement cultivé, jecomprends le turc. C’est une langue internationale même si je répugne à l’admettre. Mais dans ma bouche, les mots turcs sont comme du fiel.
Cette fois il me fallait parler turc ou ne pas parler du tout avec Takinaktu : vous devinez sans peine l’issue de ce conflit. Mes cordes vocales vibrèrent de sons inhabituels et cela donna en turc : « J’ai peine à en croire mes oreilles. Comment se fait-il que tu aies appris le turc, Takinaku ? »
« Des marchands russes me l’ont enseigné. Ils m’ont apporté un livre pour que je puisse l’étudier, et à présent, chaque fois qu’ils reviennent, je parle turc avec eux. »
« Mais pourquoi t’être donné tant de peine ? À quoi cela peut-il bien te servir ici ? »
Takinaktu me fit à nouveau son sourire enchanteur. « C’est que, dit-elle de sa voix douce, un peu voilée, infiniment délicieuse, c’est que je voulais lire Shakespeare dans le texte. »
On aurait pu me taper sur la tête à coups de saumon fumé jusqu’à m’enfoncer d’un mètre dans le sol que je n’aurais pas protesté tant j’étais abasourdi. Cette fille du bout du monde qu’une minute plus tôt je considérais comme une illettrée, une sauvageonne à l’odeur forte d’huile de poisson, voilà qu’elle me stupéfiait doublement. D’abord en déclarant qu’elle avait appris la plus importante des langues européennes et ensuite que c’était afin de pouvoir lire les œuvres du plus grand poète anglais.
Je restai un moment bouche bée.
« Tu es anglais ? demanda-t-elle. Tu as vécu près de Westminster Abbey et de la Tamise ? Tu as vu jouer les pièces de Shakespeare ? » Les mots se pressaient à ses lèvres.
Je ne suis pas un étudiant en littérature, mais quel est l’Anglais qui n’a pas été soumis à sa dose de Shakespeare ? Je dis : « Oui, bien sûr, j’ai vu du Shakespeare. J’ai vu Jules César etMacbeth etSoliman le Magnifique. Et en classe nous avons étudiéOsman le Grand etHamlet. »
Les yeux de Takinaktu brillaient : « Tu n’as jamais vu La Chute de Constantinople ? »
« Non », dis-je. Et elle se mit à en réciter des passages. Je dois admettre que, turc ou pas turc, c’est de la poésie sublime. Shakespeare, comme tout Anglais du XVIe siècle, dut se soumettre à la loi qui exigeait qu’on utilise la langue des conquérants, mais parce qu’il était Shakespeare il usa en virtuose d’une langue qui n’était pas la sienne. Ses vers frémissent de vitalité. On dit qu’il a détesté écrire des pièces contant les triomphes des sultans, qu’il aurait préféré parler de Richard III, du Roi Jean, d’Henri IV, nos rois anglais avant la conquête turque. Mais il a parlé des Turcs et en turc, et c’est si beau que les Turcs le révèrent et rougissent à la pensée qu’il est anglais.
Takinaktu continua longtemps à déclamer les vers magnifiques, avec les inflexions de voix qui s’imposaient, et presque aussi bien qu’une véritable actrice. Lorsqu’elle s’arrêta il y eut un moment de silence embarrassé. Puis elle se tourna vers moi, le visage rose d’excitation, et dit : « Ce doit être merveilleux de vivre en Angleterre. Si tu savais comme je voudrais m’en aller loin d’ici ! »