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J’aurais dû alors lui saisir les mains et crier : « Viens, Takinaktu. Partons ensemble ! » Mais je ne fis que bredouiller : « Je n’aurais jamais pensé trouver ici une spécialiste de Shakespeare. »

Elle rit : « Ce sont les Russes qui sont à blâmer. S’ils n’étaient pas venus, je serais semblable à tous ceux de ma tribu. Mais j’ai lu leurs livres ; j’ai bu le poison ; et maintenant je hais la vie qu’on mène ici. Écailler le poisson, festoyer, sculpter ces horribles masques… crois-tu que j’accepterai de passer ainsi le reste de mes jours, dans ce petite village ? Je veux voir le monde, Dan ! Je ne suis jamais allée nulle part. Je ne peux que m’asseoir sur la plage, à lire et à rêver d’évasion. »

« Alors pourquoi ne t’échappes-tu pas ? »

« Je suis la fille du chef, c’est-à-dire quelqu’un d’important. Mon père enverra à mes trousses la moitié du village. »

« Si tu t’éclipsais discrètement, ils ne te rattraperaient pas. »

« Peut-être. Ou encore si je m’embarquais clandestinement sur un cargo russe. Mais j’hésite. Je sais ce que je devrais faire, ce que commande mon destin, et cependant je n’obéis pas. »

Son regard me fixait intensément. Son visage trahissait la violence de son trouble. Ce que je ressentis alors est difficile à décrire. Cette fille, née à quatre mille kilomètres de Londres, elle était une partie de mon âme, comme si, dans quelque mystérieux passé, nous n’avions formé qu’un seul être. Je retrouvais cette impatience, cette ardeur à découvrir ce qui s’étend au-delà de l’horizon et aussi cette répugnance à s’embarquer pour la grande aventure. J’avais moi-même connu les hésitations, le regard tourné vers la mer et la crainte qui vous retient au rivage jusqu’au jour où j’avais su que le temps était venu.

Je tremblais donc d’émotion contenue en bavardant avec Takinaktu. Elle était la preuve vivante qu’il ne faut pas se fier aux premières impressions. Cette fille au goût subtil, à l’intelligence aiguë, plus cultivée que moi, débordant d’idées, de rêves et d’espoirs, comme elle ressemblait peu à la pauvre fille fruste que j’avais un instant imaginée ! Il y avait en elle une énergie farouche qui trouverait un jour son emploi. Takinaktu, assise au bord de la mer tempétueuse, lançant aux vagues en colère les vers immortels de Shakespeare, c’était une vision qui me ravissait.

Notre conversation dura plus d’une heure. Elle me confia ses rêves, et des choses qu’elle n’avait encore jamais dites à personne, m’avoua combien elle désirait visiter le monde et en goûter les merveilles et quelles aspirations ardentes bouillonnaient en elle, alors que ses jours devaient s’écouler dans ce village de pêcheurs. Et je lui dis que j’avais été comme elle, et qu’enfin je m’étais embarqué pour le Mexique et je lui racontai tout ce qui m’était arrivé. Durant cette heure passée avec elle la joie était en moi comme une fièvre. En elle aussi car je voyais son visage rougir et ses paupières battre.

Nous devînmes si proches par l’esprit qu’il nous semblait vraiment que nous nous étions connus au berceau. Et cette intimité soudaine nous fit peur. Takinaktu fut la première à s’effrayer de l’exaltation de nos propos et abandonna les sujets qui nous tenaient tellement à cœur pour un bavardage plus impersonnel. Il me fallut bien lui dire, en réponse, de semblables banalités. Elle me parla des affaires locales, du climat, de l’histoire du village, d’autres choses encore tout aussi insignifiantes.

J’étais amoureux ; et cette fois pour de bon, j’en étais sûr. Je me félicitais à présent d’être resté à distance des filles d’aubergistes. J’aurais bien pu m’établir comme fermier dans le Shropshire, l’année précédente, et ne jamais venir sur ce rivage perdu. Sur ce rivage où j’avais trouvé l’autre moitié de moi-même, s’il est vrai, comme dit la sagesse grecque, qu’à l’aube de l’humanité l’homme et la femme, primitivement confondus, ont été séparés en deux et que depuis ce temps les deux moitiés solitaires cherchent à se réunir.

Une fois au village, Takinaktu me pria de l’excuser et entra dans une des maisons, me laissant seul avec mes fantasmes. Je restai un long moment immobile, comme médusé. Des enfants du village qui sans doute n’avaient jamais vu d’hommes aux cheveux blonds, vinrent me contempler, les yeux grands ouverts d’étonnement. C’est ici le pays des sombres chevelures, et les Russes, seuls visiteurs, sont aussi bruns que les indigènes. Depuis mon départ de Tenochtitlan, j’avais laissé pousser ma barbe et dans le pâle soleil de mars mon visage était tout auréolé d’or, ce qui expliquait, sans doute, l’air fasciné des gamins.

Manco Huascar vint vers moi pendant que j’étais encore en extase et me donna une claque dans le dos en demandant : « Es-tu malade ? »

« Moi ? Non. Pourquoi ? »

« Tu as l’air bizarre. »

J’aurais bien aimé annoncer à l’Inca que j’étais amoureux. Mais je n’ai jamais considéré Manco Huascar comme un homme avec lequel partager des confidences. Durant tous ces mois, depuis qu’au Mexique il m’avait salué de la pointe de son javelot, aucune réelle intimité n’avait pu s’établir entre nous. Nous n’étions pas des amis mais seulement des compagnons de voyage, et je ne savais rien de lui, ni son âge, ni pourquoi il avait quitté le Pérou, ni si, là-bas, il avait aimé, s’il était ou non marié, pas plus que ce qu’il cherchait en errant par le monde. Aussi me parut-il préférable de ne pas parler de Takinaktu pour le moment.

Pour cacher mon embarras, je demandai : « Où étais-tu ? »

« Je discutais avec le chef Tlasotiwalis. Viens un peu à l’écart afin que les enfants ne puissent nous entendre. Il se trame quelque chose dans cette région et peut-être pourrons-nous en tirer profit. »

Nous avions regagné la plage et, adossé à une pirogue, j’écoutais l’Inca. Il avait fait des découvertes, ce matin-là, dans la maison du chef. Il semblait que les indigènes projetaient de se soulever contre les marchands russes.

Les Russes sont venus pour la première fois dans cette région il y a environ deux cents ans. Ce n’était pas pour eux un voyage difficile puisqu’ils avaient depuis longtemps le contrôle de la moitié Est de l’Asie et qu’il leur a suffi de traverser la mer en partant de Sibérie. D’abord, leurs relations avec les gens de la côte ont été simplement commerciales ; ils échangeaient des fusils, des étoffes, des perles, des bouilloires de cuivre et autres choses du même genre contre des peaux et fourrures de loutre et de castor, très demandées en Europe pour la fabrication des manteaux et des capes. Les hachettes avec lesquelles ceux d’ici sculptent leurs mâts totémiques leur ont été fournies par les Russes.

Et les Russes, de simples visiteurs qu’ils étaient, en sont arrivés peu à peu à exercer un contrôle politique. Ils ont établi le long de la côte des comptoirs commerciaux qui sont devenus des villes puissantes. Aujourd’hui ils donnent des ordres aux chefs indigènes, et les chefs obéissent, et la région tout entière tend à devenir une colonie russe. Toute tribu qui se rebellerait serait condamnée à retourner à un mode de vie très primitif.

Personne n’aime dépendre d’un maître étranger. Cependant, une telle situation durait depuis si longtemps que généralement, des deux côtés, on en était arrivé à la trouver normale. Mais ici il n’y avait que quelques Russes et beaucoup d’indigènes, et le chef Tlasotiwalis commençait à ronger son frein.

« Il veut imposer un ultimatum aux Russes, disait Manco Huascar. Ou bien ils mettent fin à leurs manœuvres pour dominer son peuple ou bien il les jettera à la mer. Il en a la ferme intention. C’est un homme impatient, fougueux, et qui a de grandes idées. »