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Je pensai que sur ce point sa fille lui ressemblait beaucoup.

Je demandai : « En quoi ces querelles peuvent-elles nous êtres bénéfiques ? »

Le Péruvien sourit. « Deux solutions sont possibles : ou bien avertir les Russes de ce qui se trame et exiger d’eux une forte récompense, ou bien partager la fortune de Tlasotiwalis et l’aider à chasser les Russes. Ensuite il aura besoin de conseillers avisés, cela nous permettra de gagner ici une grande influence. Nous ferons ce que les Russes n’ont jamais pris la peine de réaliser : nous réunirons toutes ces bourgades éparpillées sur la côte en une solide nation. »

« Je n’aime pas du tout l’idée de trahir ces gens au bénéfice des Russes. »

« Moi non plus, dit vivement Manco Huascar. Ce ne sont que propos en l’air. » Mais il ne les aurait pas avancés s’il ne les avait pris au sérieux et je crois qu’il aurait été tout à fait disposé à trahir Tlasotiwalis si je n’avais protesté.

Nous discutâmes d’un plan. Puis Manco Huascar m’emmena voir le chef.

Après avoir passé une bonne partie de la matinée en conversation passionnée avec Takinaktu, l’écoutant me raconter combien elle détestait la vie du village, je ressentis quelque gêne à me trouver en face de son père. Mais bientôt j’oubliai la jeune fille, pris dans le filet d’intrigues serrées que tissait ce grand diable d’homme.

En langage de gestes, additionné de grognements expressifs et ponctué de quelques mots aztèques, Tlasotiwalis suggéra que Manco Huascar et moi allions en mission d’espionnage dans l’enclave russe. Nous pourrions y pénétrer en nous faisant passer pour des diplomates en déplacement, et là nous faire une idée précise des forces russes, noter combien il y avait d’hommes et combien de fusils. Ainsi, par comparaison, Tlasotiwalis pourrait-il prendre la mesure de ses propres forces.

Quand nous fûmes tout à fait certains de ce qu’on attendait de nous, et que notre accord eut été donné par signes, le chef appela quelques jeunes gens du village pour nous conduire dans la zone russe. C’était à huit ou dix kilomètres au Nord, le long de la côté. Nous partîmes en canot et le voyage nous prit tout l’après-midi. Manco Huascar et moi nous aidâmes à échouer le canot, puis nous nous dirigeâmes vers le poste russe, entouré d’une forte palissade. Manco me souffla : « Je suis ton domestique. Autrement, ils se demanderaient pour quelle raison je t’accompagne. »

Une porte s’ouvrit dans l’enceinte. Devant nous se tenaient deux Russes en armes et couverts de fourrures. Je m’inclinai courtoisement devant ces représentants du Tsar et leur dis en anglais : « Bonjour, messieurs, je suis Sir Daniel Beauchamp, du ministère des Affaires Étrangères de Sa Majesté, chargé d’une mission d’inspection transcontinentale et j’aimerais pouvoir visiter ces lieux. »

« ? », dirent-ils en russe.

Comme je m’y étais attendu, il me fallait parler turc ; ce que je fis avec un fort accent cockney, une façon comme une autre de prendre ma revanche sur ce langage détesté. Une fois de plus je me présentai. Ils se regardèrent, indécis, marmonnant quelque chose en russe. Puis l’un d’eux fit demi-tour et s’éloigna à l’intérieur de l’enceinte.

Il revint quelques minutes plus tard en compagnie d’un Russe d’un certain âge, à la barbe noire, au ventre confortable et au visage plissé, enveloppé dans un manteau de fourrure vaste comme une tente, et portant des bottes de cuir montant jusqu’aux hanches. Il sentait l’ail à plein nez. Ses petits yeux s’attardèrent sur moi et je fus interloqué de l’entendre dire en anglais : « Je suis Fyodr Ivanovitch Golubov, et je vous souhaite la bienvenue dans notre village. Heureux de faire votre connaissance, Sir Daniel. Votre compagnon est… ? »

« Mon serviteur, dis-je sans hésitation. Un esclave péruvien que j’ai acheté au Mexique. Nous faisons un tour des Hautes-Hespérides pour le compte de Sa Majesté le roi Richard. »

« Richard ? Mais votre roi, c’est Edouard », dit Golubov, mâchonnant ses mots comme des tablettes de chewing-gum.

Je dis : « Edouard est mort à la Pentecôte. Richard a été couronné roi cet été. »

« Dommage. Votre roi était quelqu’un de très bien. J’ai servi des années dans votre pays. Corps diplomatique. Avant d’être transféré dans cet endroit battu des vents. Nous parlerons longuement de l’Angleterre, Sir Daniel, lorsque vous serez mon hôte. Mais d’abord, je vous prie, vos lettres de créance. »

J’aurais voulu pouvoir rentrer sous terre. Golubov, un ancien diplomate qui avait été en poste à Londres ? Dans ce cas il connaissait le protocole, les subtilités de l’étiquette. Et moi qui en ignorais tout ! Je me tenais là, cherchant désespérément mes mots, attendant que vienne l’inspiration. Elle vint enfin. Je m’écriai : « Mille pardons, Fyodr Ivanovitch, mais je dois avouer que mes papiers ainsi que la plupart de mes bagages ont été perdus dans un accident sur le Mississippi, et c’est pourquoi vous me voyez en cet état, barbu et mal vêtu. Cependant, si vous avez des doutes, envoyez une lettre à Londres. La réponse vous rassurera. »

« … Dans six mois ! En attendant vous voici, demandant à être admis parmi nous. Comment puis-je savoir si vous êtes ce que vous prétendez être, ou si vous ne seriez pas plutôt un espion ? Supposez que je vous accueille ici et qu’il se révèle que vous m’avez trompé ? Ah, non, mille regrets, Sir Daniel, mais vous n’entrerez pas. »

Cela semblait définitif. J’étais prêt à abandonner et à retourner à Kuiu pour y annoncer mon échec. Puis j’eus une seconde inspiration. Je pensai à mon beau-frère russe qui avait jadis fait partie du personnel de l’ambassade de Russie à Londres.

Je dis vivement : « Fyodr Ivanovitch, je peux me recommander de quelqu’un que vous connaissez peut-être : Constantin Nikolaievich Kropotkin, qui a appartenu un certain temps au corps diplomatique du Tsar à Londres – je veux dire, à New Istanbul. »

Il réfléchit. Les lourdes paupières descendirent sur les petits yeux brillants. « Un homme grand et mince ? À la barbe pointue ? Le port élégant ? Aimant les dames ? »

« Exactement ! »

« Oui, je me souviens de lui. Un de nos plus jeunes attachés. Un certain temps, avez-vous dit ? Il n’est donc plus à New Istanbul ? »

« Il a été rappelé à Moscou il y a quelques années. Je l’ai rencontré là-bas dans les milieux diplomatiques. Il est maintenant le mari de ma sœur. »

« Vraiment ? » dit Fyodr Ivanovitch. Il me donna sur l’épaule une claque vigoureuse. « Allons, entrez, Sir Daniel. Entrez ! Venez donc ! »

11. UNE FOIS DE PLUS, EN ROUTE !

Avec une cordialité joviale, Golubov nous fit pénétrer dans le village et une soirée de festivités commença, tout à fait différente des réjouissances du soir précédent à Kuiu. Ici, pas de chamans, pas de sinistres figures masquées ; simplement quelques centaines de marchands russes aux appétits insatiables. Nous engloutîmes des montagnes d’esturgeon fumé et de caviar, arrosant le tout d’un alcool russe clair comme de l’eau mais brûlant comme du feu. Puis vinrent les steaks d’ours, les marmites de légumes, les jattes de soupe fumante.

Nous avions laissé sur la plage les rameurs de notre embarcation. Il m’était difficile de les inviter à nous suivre. Et comme je me prétendais un diplomate anglais, il me fallait montrer un mépris total pour le bien-être des classes inférieures. Nous eûmes donc soin de ne pas nous inquiéter d’eux le moins du monde, et cela jusqu’à une heure tardive où je demandai que leur soit envoyé un peu d’esturgeon et de viande froide. Ce qui fut fait.

Golubov me posa des questions très précises sur le but de ma mission dans les Hespérides et je lui répondis le plus évasivement possible. Il voulait aussi être mis au courant des derniers potins parmi la colonie diplomatique de Londres. Là je fis de mon mieux quoique très mal à l’aise, citant les noms des gens que mon beau-frère m’avait fait rencontrer et répétant quelques-unes des histoires qu’il avait racontées chez nous lorsqu’il courtisait ma sœur. Cela faisait plus de cinq ans que Golubov n’était pas allé en Angleterre, ce qui me permettait de faire remarquer que je n’étais guère en position d’avoir connu la plupart des gens dont il me parlait, moi un membre junior du corps diplomatique. Il parut accepter mon explication.