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Lorsque nous eûmes ingurgité une quantité suffisante de nourriture, il m’emmena faire un tour dans le village fortifié. Je vis les entrepôts où s’entassaient les fourrures de prix attendant d’être expédiées en Russie par le prochain bateau. Je vis l’église tout ornée d’icônes et de symboles de l’Église orthodoxe russe, une branche de la chrétienté que je connais très mal. Et je vis l’arsenal. Golubov semblait prendre à cœur de me montrer que le village regorgeait d’armes. Les fusils s’entassaient par douzaines comme des cordes de bois de chauffage. Les caisses de munitions, gardées soigneusement à l’abri du feu, s’empilaient jusqu’au plafond. Il y avait des pistolets, des épées, des grenades explosives, des baïonnettes, des canons, des bombes fumigènes, tout ce qu’il fallait pour repousser une attaque même massive.

Pauvre chef Tlasotiwalis ! Pauvres gens de Kuiu ! Il était clair que, d’ici longtemps, ils ne pourraient secouer la domination russe. Attaquer cette place forte serait un suicide. L’empressement de Golubov à me montrer son arsenal m’en avait indiscutablement convaincu.

Après qu’il m’eut ainsi fait étalage des forces du village, nous revînmes dans la grande salle des réjouissances pour continuer à boire et à festoyer. Puis ce fut l’heure du coucher et les Russes nous attribuèrent une pièce confortable.

Lorsque nous fûmes seuls, pour la première fois de la soirée, Manco Huascar chuchota : « Aucune hésitation sur ce qui reste à faire, n’est-ce pas ? »

« Nous ne prendrons pas la tête d’une révolution, c’est certain. »

« Non. Mais en revanche, nous pouvons vendre nos informations à Golubov. Il les paiera un bon prix. »

« Quoi ? Trahir Kuiu ? »

« Je te l’ai déjà dit, il faut nous ranger d’un côté ou de l’autre. Le gros Russe a de l’or, beaucoup d’or. Demain matin, nous irons le trouver et nous lui dévoilerons ce que projettent les gens de Kuiu. »

« Certainement pas », dis-je fermement.

« Qu’est-ce qui te prend ? Je croyais que nous étions alliés pour toutes nos entreprises ? »

« Pas celle-ci. Je ne vendrai pas Tlasotiwalis et son peuple pour quelques pièces d’or. Et toi non plus, Manco. »

La colère plissait le visage de l’Inca, mais sa voix resta onctueuse pour me dire : « On dirait presque que tu veux me menacer, Dan. »

« C’est bien ce que je fais, Manco. »

« Comment pourrais-tu t’opposer à mes projets ? »

« C’est très simple. Tu es ici comme mon serviteur. Je peux hurler que tu as tenté de me tuer pour me voler. Les Russes se saisiront de toi et t’exécuteront sur-le-champ. Ils n’hésiteront pas à me croire. Tu n’es pour eux qu’un esclave, rappelle-toi. »

Manco Huascar resta un moment silencieux. Je voyais que mes paroles l’avaient impressionné.

Puis il demanda : « Tu me ferais ça ? À moi ? »

« Oui, pour sauver Kuiu. »

« Ces gens, que sont-ils pour toi ? Des sauvages, rien de plus. »

« Un pays de sauvages où quelqu’un lit Shakespeare. Lis-tu Shakespeare ? Sais-tu seulement qui il est ? J’aime ces gens. Klagatch est l’un d’eux, l’as-tu oublié ? Klagatch qui a pansé nos blessures et nous a guidés jusqu’ici. Et tu le vendrais aux Russes, lui et ses amis ? »

« Je ne leur veux aucun mal, dit doucement l’Inca. J’espérais simplement gagner un peu d’argent. Les Russes ne leur feront rien tant qu’ils n’attaqueront pas. Et lorsque nous aurons là-bas parlé de toutes ces armes, ils ne songeront plus à attaquer. »

« Mais nous aurons éveillé les soupçons des Russes. Il se peut qu’ils décident de tuer Tlasotiwalis pour qu’il ne fomente pas de troubles. Et de ne plus faire de commerce avec Kuiu, ou de n’acheter désormais les marchandises qu’au rabais. Ce que tu recevras n’est rien en comparaison du dommage causé à la tribu. Si tu parles, je te tuerai, Manco. »

« Je n’avais pas songé que le village en souffrirait. »

Il reconsidéra donc le problème – ou du moins c’est ce qu’il prétendit – et finit par me promettre de ne pas livrer à Golubov les projets d’insurrection. Je savais qu’il ne dirait rien, car tout le temps que nous étions ici j’avais sur lui pouvoir de vie et de mort, et bien sûr, ça l’inquiétait. Ainsi la querelle se trouva réglée. Nous déclarâmes que nous étions toujours amis. Toutefois je dormis cette nuit-là d’un sommeil léger, mon couteau à la main.

Après un copieux petit déjeuner nous nous préparâmes à quitter la ville russe. Fyodr Ivanovitch nous accompagna jusqu’à la palissade, sa grosse main reposant lourdement sur mon épaule. Il me souhaita bonne chance et me chargea de transmettre son bon souvenir à plusieurs Russes à Londres. Puis il demanda : « Maintenant, dites-moi franchement : Constantin Nikolaievitch est-il réellement le mari de votre sœur ? »

Mes joues devaient être cramoisies. « Bien entendu ! Pourquoi ? »

« S’il l’est, reprit Golubov, c’est bien la seule chose vraie que vous m’ayez dite depuis votre arrivée, Sir Daniel. Je veux bien le croire mais je ne crois rien d’autre. Vous n’êtes nullement un membre du corps diplomatique de Sa Majesté. Vous n’en êtes pas même une bonne imitation. J’ai pourtant eu plaisir à faire votre connaissance et je vous souhaite à présent de poursuivre agréablement votre voyage. »

Il me donna une bourrade cordiale en me poussant vers la porte de l’enceinte. Je me dirigeai à travers la plage vers notre embarcation, cruellement humilié. Le gros porc ! Il n’avait pas un instant été dupe ! Il aurait pu au moins me laisser l’illusion que j’avais réussi à le tromper.

« Qu’a-t-il dit, juste à la fin ? » demanda Manco Huascar.

« Rien, dis-je sèchement. Juste au revoir. »

Avec Klagatch pour interprète nous fîmes notre rapport à Tlasotiwalis. Le chef s’assombrit graduellement à mesure que s’allongeait l’énumération des fusils, des armes et munitions de toute sorte en la possession de ceux qu’il choisissait comme adversaires. Puis il se leva et se tint un moment le regard fixé sur les flammes du foyer et, dans un accès de mauvaise humeur, il éparpilla les cendres à coups de pied et grommela quelque chose. Klagatch nous dit que c’était un mot qui exprimait le chagrin et la frustration. Tlasotiwalis se rendait compte à présent qu’il lui serait impossible de se débarrasser des Russes.

« Mais il va les attaquer tout de même », ajouta Klagatch.

« Oh non ! Vous serez tous massacrés ! »

Le chef parla à Klagatch qui traduisit : « Ils attaqueront de nuit. Ils mettront le feu à la place forte, ils tueront les Russes pendant leur sommeil. »

Manco Huascar et moi, nous savions ce qu’il peut en coûter d’attaquer de nuit une garnison. Klagatch aussi qui avait fait à Taos le même apprentissage.

Je me tournai vers lui. « Peux-tu dire au chef ce qui est arrivé quand Topiltzin s’est lancé dans une entreprise semblable ? Et l’avertir que ce sera un massacre ? »

« Je le lui ai dit déjà. Il n’écoute rien. Il a décidé que les Russes mourraient. »