Nous voyagions à une allure raisonnable, couvrant chaque jour, sans forcer, une bonne distance. Le temps était doux et les plaines que nous avions connues en janvier toutes blanches de neige se revêtaient à présent d’une tendre végétation, fort appréciée de nos chevaux.
Pour notre propre subsistance, nous abattions de temps en temps du gibier – un orignal ou un élan ou parfois un gros ours velu. Takinaktu se montrait aussi habile que nous au maniement de l’arc. Elle n’avait aucun remords à tuer : il s’agissait de survivre. J’ai toujours aimé les ours, et quand nous rencontrâmes le premier je demeurai un long moment hésitant et faisant de ma répugnance à le tuer un problème philosophique, cependant que Takinaktu s’activait, lançait flèche après flèche et l’abattait. Vous ne savez pas ce qu’est un steak tant que vous n’avez pas mangé un steak d’ours, saignant, juteux, grillé sur un vif feu de bois.
Chaque soir, au bivouac, Takinaktu et moi avions beaucoup à nous dire. Manco Huascar s’asseyait à l’écart et l’air plutôt vexé, comme un chaperon, ce qu’il était en somme, mais je ne me souciais guère de ce qu’il pensait.
Nous discutions de tout ce qui nous passait par la tête. Un soir, je parlai de l’idée de Quéquex sur la Porte des Mondes. J’évoquai, au-delà de la Porte, un monde où l’Angleterre n’avait pas été sous la domination des Turcs. Shakespeare avait donc pu écrire dans sa langue maternelle. Et nous jouâmes à imaginer ce qu’il aurait alors écrit.
Jusque-là, c’était drôle. Mais l’esprit vif de Takinaktu, qui avait immédiatement saisi le concept fantaisiste de la Porte des Mondes, s’efforça d’en tirer toutes les conclusions logiques. « Si l’Europe était restée forte, fit-elle remarquer, l’accroissement démographique aurait amené les explorateurs à se diriger vers l’Ouest. Les colonisateurs auraient suivi. À présent les Blancs se disputeraient ce continent tout entier, les Français, les Espagnols, les Anglais, les Russes, venant d’un côté ou d’un autre et se rencontrant au milieu dans une lutte féroce pour la suprématie. Et les indigènes seraient broyés comme le blé entre les meules. »
« Non, dis-je, il n’est pas du tout certain que cela se serait passé ainsi. »
Toutefois mes protestations manquaient d’énergie car je savais qu’elle avait raison. Quéquex m’avait dit la même chose des mois auparavant. Sans l’heureux accident d’une peste qui avait dévasté l’Europe nous nous serions précipités à la conquête du monde, car telle était notre nature avant que le fléau nous frappe. Et toute discussion sur des mondes probables aboutissait à la même conclusion : des colonies européennes dans les Hespérides et les indigènes sous la botte du vainqueur.
Pour consoler Takinaktu je lui fis entrevoir un monde possible tout différent dans lequel les Russes eux aussi auraient été décimés par la Peste Noire, de sorte que son peuple aurait eu le temps de bâtir un empire solide dans l’étroite bande côtière. Là encore, elle se montra réaliste :
« Nous ne sommes pas des bâtisseurs d’empires. Si les Russes n’étaient pas venus, nous serions restés tels que tu nous as trouvés, groupés en bourgade disséminées ici et là et toujours un peu sur leurs gardes. Ce sont les Russes qui nous ont appris à nous servir d’outils de métal. Sans eux notre mode de vie serait plus primitif. Et sans eux, Dan, je n’aurais jamais lu une ligne de Shakespeare. »
Je commençais à sentir que je serais toujours perdant à ce jeu, et je m’arrangeai pour faire prendre un autre tour à nos amusements. Takinaktu sortit son Shakespeare si souvent feuilleté et nous nous mîmes à lire les pièces à voix haute, elle prenant tous les rôles féminins, moi tous les rôles masculins. Il m’était désagréable d’avoir à lire du turc, même du turc aussi bien écrit ; je fis donc une tentative pour traduire les vers en anglais, aussi poétiquement que possible. C’est alors que je découvris que je n’étais pas poète.
Takinaktu, étendue auprès de moi dans la nuit qu’éclairait la lune, me demanda de continuer à parler anglais. « J’aime les sonorités de cette langue, elles sont si étranges. Ces lettres qui roulent et qui glissent ! Dis encore ! »
Je lui parlai anglais jusqu’à en avoir la gorge enrouée, mais bien sûr ce n’était pour elle que du charabia, du bruit, rien de plus. J’allais faire mieux. J’entrepris de lui apprendre l’anglais.
Je commençai mes leçons au bord d’un ruisseau étincelant, par une autre nuit étoilée, trois semaines après notre départ de Kuiu. Manco Huascar, à l’écart, balançait une canne à pêche au-dessus du courant et sortait de l’eau toute une kyrielle de carpes frétillantes pendant que Takinaktu faisait connaissance avec le plus beau langage du monde.
Je montrais les objets du doigt et les nommais. Au début cela paraissait facile. Je désignai un arbre. Je dis : « Tree ».
Elle répéta : « Tree. »
Une branche : « Branch. »
« Branch. »
Une feuille : « Leaf. »
« Leaf. »
Mais cela devint bientôt plus compliqué. Je ne pouvais pas montrer le ciel et dire « sky », car rien ne lui permettait de décider si je parlais du ciel ou des étoiles ou des nuages, ou même si « sky », plutôt que « ciel », ne voulait pas dire « en haut ». Aussi me fallut-il en revenir aux mots turcs équivalents. Quand nous en fûmes aux verbes et aux adjectifs cela devint encore plus ardu. Je persévérai pourtant. Takinaktu s’obstina. Le voyage était long et il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.
Takinaktu apprenait vite. Dans son pays, d’un village à l’autre, on parle un dialecte différent et qui est presque une langue étrangère. Et de plus il est indispensable de savoir parler le russe. Elle avait aussi appris le turc. Elle connaissait donc plusieurs langues, et quiconque en connaît cinq ou six n’a pas grand-peine à en maîtriser une de plus. Moi-même qui parle l’anglais, bien sûr, mais qui aussi ai dû me résoudre à apprendre le turc, j’ai été surpris de mon aisance à me familiariser avec la langue mexicaine.
Au bout de quelques jours, Takinaktu commençait à pouvoir s’exprimer en anglais. Je pris l’habitude de lui parler anglais et elle me répondait en anglais chaque fois qu’elle le pouvait. Avec Manco Huascar, je continuai bien entendu à parler nahuatl. Takinaktu et lui connaissaient à eux deux une douzaine de langues mais, curieusement, ils n’en avaient aucune en commun et étaient donc incapables de communiquer entre eux. Si Manco Huascar et moi avions été de vrais amis je me serais arrangé pour ne pas le tenir à l’écart. Mais je n’avais jamais beaucoup aimé l’inca, et entièrement fasciné par Takinaktu j’ignorais la plupart du temps notre compagnon taciturne.
Un soir, Takinaktu me demanda : « Pourquoi voyages-tu avec cet homme, Dan ? »
« C’est une longue histoire. Je l’ai rencontré au Mexique et le sort a voulu que nous restions ensemble. »
« Je ne l’aime pas. »
« Moi non plus. Et je doute qu’il nous aime beaucoup. Mais nous ne pouvons aller au Pérou sans lui. »
« Tiens-tu vraiment à aller au Pérou ? »