« N’est-ce pas ce que nous avons projeté ? Avoir un palais à Cuzco ? Partager le trésor des Incas ? »
« Dan, ne dis pas de bêtises. Tu n’auras pas de trésor. Tout ce qui va t’arriver, c’est de te faire arrêter avant même d’avoir rien pu tenter. »
« Je suis prêt à en courir le risque. »
« J’aimerais mieux aller ailleurs. En Angleterre, peut-être. »
« L’Angleterre est un beau pays, dis-je. Mais j’y étais, j’en suis parti, je n’y retournerai pas avant d’avoir fait fortune. »
« L’argent est-il si important ? »
« L’argent. Le pouvoir. L’aventure. Qu’y a-t-il d’autre ? Quand le temps est venu de faire le bilan, tout ce qui compte c’est où on est allé et ce qu’on a fait. »
Takinaktu secoua la tête. « Ce qui compte, c’est ce qu’on a été. La loyauté envers les autres. Les engagements tenus. »
« Ah, tu peux en parler ! Toi qui as filé en douce au milieu de la nuit ! Moi, au moins, j’ai dit à ma famille où j’allais et pourquoi. »
« Il me fallait partir. Et je n’aurais jamais pu obtenir la permission de mon père. Parfois la loyauté envers soi-même doit l’emporter sur toute autre considération, Dan. »
« Très juste. Et par loyauté envers moi-même je suis en route pour le Pérou afin de gagner… »
« De voler, tu veux dire. De voler le trésor des autres. Mais ça ne réussira pas. Dan, oublie le Pérou. Quittons Manco et allons ailleurs. »
« Où ? »
« En Afrique, peut-être. Les Russes m’en ont tellement parlé ! Ils disent que c’est un pays d’avenir, le continent qui dominera le monde. Le Mexique et le Pérou sont à présent sur leur déclin. J’aimerais bien être en Afrique quand viendra le temps de sa grandeur. »
Son enthousiasme était contagieux. L’Afrique m’attirait soudain autant que le Mexique un an auparavant. L’Afrique, un pays débordant de richesses, où tout était possible. Mais j’avais promis à Manco d’aller avec lui au Pérou. Bien que ne l’aimant guère je ne pouvais l’abandonner en cet endroit perdu où nous nous trouvions pour voguer vers l’Afrique avec Takinaktu. Je ne pouvais non plus partir pour l’Afrique de cet endroit perdu. Il nous fallait un port, quelque part sur la côte Est du Mexique, le bon vieux Chalchiuhcueyecan sans doute. Aussi commençai-je à combiner un plan. Nous continuerions tous les trois en direction de Tenochtitlan. Une fois dans la capitale mexicaine, nous nous séparerions – Manco irait vers l’Ouest pour atteindre Acapulco et de là rentrer au Pérou, Takinaktu et moi vers l’Est jusqu’à Chalchiuhcueyecan d’où nous embarquerions pour l’Afrique. Je ne savais pas avec quoi nous paierions notre traversée mais ce serait un problème à résoudre le moment venu.
Comme la plupart des plans à long terme, celui-ci n’aboutit pas.
C’était le mois de mai. Nous approchions des frontières du Mexique. Le vert plateau du nord avait cédé la place à un désert brun, brûlé de soleil. Nous passions tout à fait à l’est des villages de fermiers, nous le pensions du moins, mais sans boussole il n’est pas toujours facile de savoir où on se trouve. Et notre souci d’éviter une rencontre avec les soldats de la garnison aztèque patrouillant dans la région ne nous empêcha pas de nous diriger droit vers eux.
Ou plutôt ce furent eux qui arrivèrent droit sur nous. Un après-midi, comme nous traversions une plaine poussiéreuse sous un soleil intense, un groupe de cavaliers apparut à l’horizon. Croyant qu’il s’agissait de nomades pillards nous nous apprêtions à nous défendre.
Ce n’était pas des nomades, mais huit soldats aztèques.
« Vous êtes en état d’arrestation », dirent-ils. Et nous les suivîmes sans protester.
12. OHÉ ! VERS L’EST !
Ils nous emmenèrent à Pécos, un gros bourg construit autour d’un élégant bâtiment central de quatre étages aux murs de boue séchée. C’était, je l’appris plus tard, le village du désert situé le plus à l’Est, à une centaine de kilomètres du fleuve le long duquel les autres sont échelonnés. Les soldats nous firent entrer dans une pièce fraîche, au rez-de-chaussée, et là ils nous interrogèrent.
J’avais peur qu’ils nous reconnaissent, Manco et moi, comme des membres de la troupe infortunée qui avait attaqué la garnison de Taos. Mes craintes, pourtant, étaient injustifiées ; nous avions attaqué de nuit et personne n’avait vu distinctement nos visages. Si on nous recherchait, c’était pour une autre raison. Ou plutôt, si on recherchait Manco. Les Aztèques feuilletèrent une liasse de documents officiels, jusqu’à ce qu’ils trouvent celui qui demandait son arrestation. L’image sur la fiche de signalement lui ressemblait assez. Je jetai un coup d’œil au texte : en gros, Manco était accusé d’espionnage. Il était à la solde de l’Inca Capac Yupanqui et avait transmis à Cuzco toutes sortes de renseignements.
« C’est faux, protestait Manco. Les Péruviens m’ont condamné à l’exil. Jamais je n’accepterais de les aider. Je ne suis pas un espion. »
Les soldats l’entraînèrent. « Arrêtez-le aussi, hurla-t-il, agitant la main dans ma direction. Il est lui-même un espion, un traître. Il… »
Le Péruvien disparut.
À présent tout s’expliquait. Je comprenais pourquoi Manco était toujours si réservé quand on essayait de le faire parler de lui, et pourquoi il se montrait tellement curieux de tout voir et de tout savoir. Je découvrais aussi pourquoi nous avions fait ce long détour au pays de Takinaktu. Les autorités incas l’avaient probablement chargé d’apprécier la force des Russes dans le Nord. Soudain je compris que c’était Manco qui avait organisé notre visite de la place forte. Durant tout ce temps où j’avais cru que nous espionnions pour le compte du chef Tlasotiwalis, nous espionnions en réalité pour le Pérou !
Mais Manco était parti, et nous étions enfin débarrassés de lui.
L’officier aztèque nous observait avec curiosité, Takinaktu et moi.
« Eh bien, maintenant, qu’allons-nous faire de vous deux ? Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? »
Je lui montrai mon passeport fripé. « Je suis anglais, monsieur, j’ai séjourné un moment à Tenochtitlan. À présent je pars pour l’Afrique. »
« Et cette jeune fille ? »
« Elle ne parle pas nahuatl. Elle vient du village de Kuiu, sur la côte de la Mer Occidentale. Elle part avec moi pour l’Afrique. Je dois dire à mon grand regret qu’elle n’a pas de papiers. »
L’Aztèque eut un sourire chargé de sous-entendus déplaisants. Laissons-le donc tirer les conclusions qu’il veut, pensai-je. Il fronça le sourcil et demanda : « Où avez-vous l’intention de vous embarquer ? »
« À Chalchiuhcueyecan, monsieur. »
« La jeune fille aussi ? »
« Oui, monsieur. »
« Mais je ne peux lui permettre d’entrer au Mexique. Elle n’a pas de papiers. »
« Nous serons simplement en transit, fis-je remarquer. Nous n’avons pas l’intention de nous fixer là-bas. »
« Comment puis-je en être sûr ? Les règles sont les règles. Il faut un passeport pour franchir la frontière. »
Je n’avais pas prévu cela. Le coup était rude. Takinaktu voulait savoir ce qui se passait et je le lui expliquai. Elle dit : « Demande-lui s’il y a, dans les Hautes-Hespérides, un port d’où nous pourrions embarquer pour l’Afrique. »
Je transmis la question. L’officier réfléchit un instant, puis il sortit une carte de l’hémisphère, barbouillée de couleurs criardes. Après l’avoir étudiée un moment il fit une croix au crayon sur la côte juste au-dessus de la petite péninsule du Sud-Est.
« Là, dit-il. Il y a un port. Des bateaux en partent tous les mois pour Chalchiuhcueyecan. Vous pouvez vous y embarquer pour le Mexique et ensuite prendre un billet pour l’Afrique. Même sans passeport, vous serez autorisés à rester à Chalchiuhcueyecan en attendant le bateau suivant. Remarquez que je ne peux rien vous dire de ce qui arrivera à cette jeune fille quand elle débarquera en Afrique. Il est probable qu’on ne lui permettra pas d’y séjourner sans papiers. Mais peut-être d’ici là trouverez-vous un moyen. » Il eut un sourire ironique : « Allons, bonne chance ! »