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« Et ensuite ? »

« Je ne sais pas. »

« Dan, vont-ils nous manger ? »

« Cela se pourrait, dis-je. Il paraît que la chair humaine a bon goût, avec beaucoup de sel et de poivre dans le chaudron. »

Cette faible tentative d’humour ne l’amusa guère. Ni moi non plus, d’ailleurs. On nous lia les bras derrière le dos. Les cannibales prirent les rênes de nos chevaux et nous emmenèrent en direction de leur campement, quelque part dans le Sud.

J’avais peu d’espoir que nous soyons encore vivants le matin suivant. Comme nous avancions au petit trot, je forgeai différents plans, l’un après l’autre, tous extravagants, tel celui qui consistait en une tentative suicidaire de fuite, afin de permettre à Takinaktu de s’éclipser pendant qu’on me poursuivrait. Je doutais que le plan réussisse mais pendant une minute je fus déterminé à le mettre à exécution. Bien entendu, c’était pour moi la mort certaine, et la pensée que je pouvais mourir dans les cinq minutes suivantes me parut aussi incroyable que l’avait été, la première fois où elle me vint à l’esprit, l’idée que je pourrais un jour me marier. Puis je me pris à considérer ce qui arriverait à Takinaktu si elle devait errer seule dans le désert, et décidai de m’abstenir d’un héroïsme superbe et vain et, simplement, d’espérer que les événements tourneraient à notre avantage.

Après une triste chevauchée d’une heure nous arrivâmes au camp des Peaux-Rouges, un morne alignement de tentes légères, en peau de daim, près desquelles des femmes à demi nues et des enfants complètement nus s’adonnaient aux travaux domestiques. Je remarquai sans le moindre plaisir un énorme foyer creusé dans le sol, rempli de bois carbonisé et de débris qui ressemblaient étrangement à des os calcinés. Deux garçons s’affairaient à dresser un lourd poteau au milieu du trou. Je pensai : le poteau du bûcher. Pour cuire le dîner.

Takinaktu le vit aussi. Je la regardai et détournai vivement la tête car je savais qu’elle n’aimerait pas que je la voie pleurer. Elle ne pleurait pas vraiment, d’ailleurs ; les lèvres tremblantes et le regard brouillé elle réussissait à retenir ses larmes. J’étais fier d’elle. Je ne connaissais aucune autre fille qui, à la vue du poteau auquel on allait l’attacher pour la faire cuire, n’eût pas réagi par des cris hystériques. Et même je dois avouer que si Takinaktu n’avait pas été avec moi j’aurais peut-être hurlé d’effroi. Bien sûr, on ne m’a pas fait rôtir, ou je ne serais pas là pour raconter l’histoire, mais rien alors ne me laissait prévoir que je serais épargné.

Les guerriers qui nous avaient capturés se mirent à discuter avec des femmes du menu de leur repas. Ils parlaient dans un dialecte nahuatl assez fruste mais je saisis le sujet de leur débat. Certains voulaient me faire cuire pour le dîner et garder Takinaktu afin de s’en servir comme esclave. D’autres objectant que je n’étais que muscles coriaces, voulaient faire cuire Takinaktu et me garder, moi, comme esclave ; d’autres enfin, qui devaient avoir vraiment bon appétit, voulaient nous manger tous les deux le soir même.

À la fin ils se mirent d’accord pour un compromis raisonnable. Takinaktu serait rôtie la première, on me garderait en réserve. Si la tribu avait encore faim, on me rôtirait à mon tour. Si tout le monde était rassasié, on me garderait pour le prochain festin.

S’il y avait quelque chose qui me répugnait plus encore que l’idée d’être brûlé vif c’était celle de voir Takinaktu attachée au poteau et rôtie devant moi. Des images macabres, effroyables, me venaient à l’esprit, et croyant voir grésiller et noircir la tendre chair, j’essayais désespérément de penser à autre chose, mais à peine tentais-je de chasser ces visions d’horreur qu’elles s’imposaient de nouveau à moi, avec une force accrue.

Ce fut sans doute le plus terrible moment de ma vie. Je crus devenir fou pendant que ces Peaux-Rouges discutaient calmement l’ordre dans lequel nous serions mangés. Manifestement, il ne s’agissait là pour eux que d’un simple détail d’ordre pratique, et cela ne faisait qu’ajouter à l’horreur de la situation.

Mais avant que l’un ou l’autre de nous deux puisse être lié au poteau il fallait l’approbation du chef. Et le chef, à ce qu’il semblait, était parti à la chasse et ne rentrerait probablement qu’au coucher du soleil, c’est-à-dire pas avant une heure. Certains de nos amis ne voulaient pas attendre ; il faut du temps pour faire cuire un être humain de taille adulte et ils étaient pressés de mettre la rôtissoire en action. Un moment je crus qu’ils n’attendraient pas. Ils se saisirent de Takinaktu et se mirent à la traîner vers le bûcher, pendant que les femmes commençaient à lui ôter ses vêtements. (Je ne sais si elles trouvaient que la peau de daim sent mauvais à la cuisson ou si elles voulaient utiliser nos vêtements mais elles allaient nous mettre nus avant de nous ficeler au poteau.)

Alors – pendant que certains tentaient de s’opposer à cette hâte jugée inconvenable et que les autres continuaient à préparer le feu, une voix s’écria soudain : « Le chef ! Voici le Chef ! »

Cinq cavaliers entrèrent au galop dans le campement, quatre d’entre eux : des guerriers sauvagement bariolés. Le cinquième était le chef. Il sauta de son cheval et vint vers nous.

Ce n’était pas un Peau-Rouge du désert. Il était grand et mince, il se déplaçait avec la grâce fluide des Aztèques et une chevelure aztèque, noire et brillante, tombait sur ses épaules.

Il ressemblait vraiment à un Aztèque. Et c’était un Aztèque !

Puisque c’était Topiltzin !

« Dan ! s’écria-t-il, youpi ! Comment es-tu arrivé ici ? »

J’avais eu trop d’émotions pour pouvoir encore m’exclamer à mon tour. Je me contentai de le regarder stupidement, et bouche bée.

« Détachez-les ! commanda-t-il sèchement. Dépêchez-vous, bande d’idiots. Libérez-les tous les deux. »

« Que se passe-t-il ? » demanda Takinaktu comme dans un rêve.

« Nous sommes sauvés. Le chef est un Aztèque de mes amis – ou son fantôme. C’est Topiltzin, celui qui commandait l’attaque à Taos. »

« Tu m’avais dit qu’il était mort ! »

« Il n’en a pas l’air ! Et je crois bien que nous n’allons pas mourir non plus. »

On détacha nos liens. Takinaktu remit de l’ordre dans sa tenue. Topiltzin accablait les Peaux-Rouges de reproches et d’injures dans leur propre dialecte, leur donnant des coups de pied et hurlant des menaces, exprimant ainsi sa colère pour ce qu’ils avaient été sur le point de nous faire subir. Et les cannibales acceptaient humblement les outrages.

« Nous avons tant de choses à nous dire, déclara Topiltzin, que je ne sais pas par quoi commencer. J’ai mille questions à te poser. »

« Et j’en ai, moi, mille et une, Topiltzin. »

« Venez avec moi. »

Il nous emmena tous les deux dans sa tente qui semblait aussi ordinaire que les autres. Mes jambes flageolaient après tant d’émotions, et je trébuchai à moitié en m’asseyant sur le sol. Topiltzin s’installa en face de moi. Takinaktu à mon côté. Une femme nous apporta des rafraîchissements, une coupe remplie d’un liquide vert à l’odeur sucrée, et des morceaux de viande séchée. Takinaktu regardait la viande avec méfiance.

Topiltzin éclata de rire : « Non, ce n’est pas de la chair humaine ! »

Je traduisis pour Takinaktu et dis à Topiltzin : « Elle ne comprend pas le nahuatl. »

« Qui est-ce ? Ta femme ? »

« Pas exactement. Disons… pas encore. » Je rougis, bien content que Takinaktu ne puisse me comprendre. « Elle vient d’un village de la côte Nord-Ouest. Celui vers lequel nous nous sommes dirigés, Manco Huascar et moi, après l’attaque ; Kuiu, le village de Klagatch, le guérisseur. Lorsque nous sommes repartis elle a voulu venir avec nous. C’est pourquoi… » J’hésitai. « Mais tu entendras notre histoire plus tard. Je veux savoir, moi, comment tu es revenu d’entre les morts et comment il se trouve que te voilà le chef d’une tribu de cannibales. »