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Avant de me répondre, Topiltzin arracha d’un coup de dent un gros morceau de viande. Puis il me raconta rapidement son histoire et j’en traduisis à Takinaktu les points essentiels.

Bien que sérieusement blessé, il avait échappé aux soldats de Taos en rampant jusqu’au rez-de-chaussée d’une des maisons du village. Des gens de Taos, qui détestaient la garnison, l’avaient soigné et remis sur pied, en le gardant caché. Au bout d’un mois la blessure de sa poitrine était guérie. Il se sentait en état de voyager.

Il se glissa hors de Taos et redescendit vers Picuris où nous avions laissé nos voitures. Elles étaient toujours là. Il choisit la plus robuste, remplit la chaudière de charbon et partit vers l’Est dans l’intention de décrire une grande boucle pour éviter Pécos et de reprendre à travers le désert le chemin du Mexique.

Mais il vit des patrouilles rôder aux alentours de Pécos – probablement celles que nous avions rencontrées. Aussi continua-t-il vers l’Est, dans l’intention d’élargir encore la boucle. Environ cent kilomètres plus loin, il rencontrait les nomades cannibales. Quoique armé, il s’attendait vraiment à être capturé et mis à la marmite dès que sa voiture serait en panne de charbon, ce qui n’allait pas tarder.

Cependant le véhicule asthmatique, et qui vomissait une épaisse fumée, frappa les sauvages d’une terreur sacrée. Ils n’avaient encore jamais rien vu de semblable. Ils crurent que c’était un démon et Topiltzin, l’homme qui domptait le démon et se promenait sur son dos, devait être, par conséquent, tout à fait exceptionnel. Ils tombèrent à plat ventre à ses pieds, en le suppliant de devenir leur chef.

« Eh bien, dis-je, après tout, tu l’as eu ton royaume ! »

« Comme tu vois : cinquante sauvages, une douzaine de tentes et un tas d’os calcinés. »

« Manges-tu de la chair humaine avec eux ? »

« On y prend goût », dit-il calmement. « Quoi ? Tu es devenu un cannibale ? »

« Mon peuple s’attend à ce que je partage ses festins. Et il n’y a guère d’autre nourriture ici. On s’habitue. »

« Comment peux-tu ! »

« Je te l’ai déjà dit : on s’habitue. Et toi, Dan ? Qu’es-tu allé faire dans le Nord lointain ? »

Je racontai brièvement mes récents voyages, parlant de notre randonnée à trois dans les rigueurs de l’hiver, du départ de Sagaman Musa vers l’Ouest, en solitaire ; de nos aventures à Kuiu et dans la région ; de notre retour et de l’arrestation de Manco Huascar.

« Et maintenant ? demanda Topiltzin. Vous êtes en route pour l’Afrique ? »

« Oui. Pour l’Afrique. Une longue chevauchée en pays Muskogee puis par bateau jusqu’à Chalchiuhcueyecan, et à travers l’Océan. Nous ne pouvons passer par le Mexique, Takinaktu n’a pas de passeport. »

« Le pays Muskogee ? J’ai souvent souhaité visiter cette région. Que penseriez-vous d’une escorte ? »

« Tu veux dire… toi-même ? »

« Moi et ma tribu. Nous vous conduirons jusqu’à la côte Est. Vous ne craindrez rien sous la protection de cinquante cannibales. »

Je n’étais pas sûr de désirer voyager en si farouche compagnie. Cependant, bien des périls nous menaçaient. Topiltzin ressuscité nous offrait son aide, et après réflexion j’acceptai.

« Encore une chose », dit-il. Il se retourna et ouvrit un coffret de bois posé sur le sol de la tente. « À Picuris, j’ai pu récupérer une partie des bagages de l’expédition. Par exemple, ceci. »

Il me jeta le petit sac usé qui contenait mes affaires apportées d’Angleterre. Il me jeta le pesant collier de jade que m’avait offert Quéquex. Il me jeta la splendide cape de plumes que j’avais gagnée à l’issue de ce maudit jeu de tlachtli, à Tenochtitlan. J’étais aussi heureux que je l’avais été à nous voir sauvés du feu. Jamais je n’aurais pensé rentrer un jour en possession de mes richesses.

Les yeux de Takinaktu étincelaient de plaisir à la vue des trésors aztèques. Je dis : « Lève-toi. » Elle se leva, et j’entourai ses épaules du collier de jade. Elle touchait les pierres vertes et polies avec une admiration respectueuse. Je la revêtis ensuite de la somptueuse cape de plumes et elle poussa un petit cri de ravissement devant la beauté du vêtement.

« C’est magnifique. D’où cela vient-il ? »

« De Tenochtitlan. Des cadeaux qu’on m’a offerts. Mon ami Topiltzin me les a gardés. »

Cependant Topiltzin paraissait assez mécontent de ce que j’avais fait. Chez les Aztèques, les femmes restent à l’arrière-plan, ce sont les hommes qui portent les longs cheveux, les tuniques aux couleurs vives, et se couvrent de bijoux. Topiltzin ne comprenait pas pourquoi j’offrais mes plus beaux atours à cette pâle et mince créature, à une femme ! Pourtant je les donnais sans regret. Quand j’étais à Tenochtitlan, je m’habillais comme un homme s’habille au Mexique et je tirais vanité de mon plumage nouvellement acquis. Mais pour un Anglais il n’est pas habituel de se parer de la sorte ; les bijoux, les riches vêtements reviennent de droit aux femmes. Aussi, puisque je ne tenais pas, une fois hors du Mexique, à déployer la splendeur d’un mâle mexicain, je donnai la cape et le collier à Takinaktu, me satisfaisant du plaisir de les voir sur elle. Et ainsi parée, elle était superbe. Son simple costume en peau de daim n’avait rien d’élégant. Par contre, ces riches ornements ajoutaient de l’éclat à sa beauté et j’en étais ému et ravi. Elle les portait avec un noble orgueil. Sans doute pouvait-elle monter à cheval et tirer à l’arc comme un homme ; mais une occasion comme celle-là la révélait soudain essentiellement féminine.

La nuit était bien avancée que Topiltzin et moi nous bavardions encore. Takinaktu, qui ne comprenait rien à nos discours, resta assise patiemment près de moi, toute à la joie de contempler ses cadeaux. Enfin je me levai, et elle me suivit vers les tentes qui avaient été montées pour nous. Il nous fallut passer en chemin près du foyer au bois noirci et aux os brûlés. Je frémis légèrement et pressai le pas.

13. PARFOIS LA LEÇON NE SERT À RIEN

Le voyage vers la côte Est fut lent, il dura plusieurs mois, et cela me donna amplement le temps de réfléchir, de me remémorer les endroits d’où je venais et de rêver à ceux où nous allions. Nos chevauchées étaient rapides, mais quand on se déplace avec une tribu on est contraint de s’arrêter chaque après-midi pour établir un campement. Je demandai à Topiltzin ce qu’il était advenu de l’auto sacrée, il me répondit qu’elle était depuis longtemps en panne de charbon et qu’il l’avait abandonnée à la rouille et à la solitude du désert, comme objet de culte pour les nomades.

Cela faisait dix mois que j’avais quitté l’Angleterre. En un sens j’avais fait beaucoup de choses et en un autre je n’avais rien fait du tout. J’étais aussi pauvre qu’au départ. Je n’avais pas conquis d’empire, pas même une misérable petite province. J’avais, il est vrai, parcouru de vastes territoires, livré des batailles, tué des hommes et gagné une cicatrice. J’avais souffert. J’avais acquis de la sagacité et de la force physique. Pourtant, quand je faisais le compte, je trouvais le total plutôt maigre. Il était même voisin de zéro en regard des hautes ambitions que je nourrissais lorsque j’avais quitté mon pays. J’avais appris que les gens rusés sont légion en ce monde, que l’énergie et l’obstination orgueilleuse ne suffisent pas pour gagner un empire. Il me fallait viser moins haut ; et le savoir à présent, c’était déjà beaucoup, je suppose.