Le bilan ne laissait apparaître que des avantages immatériels ; une force plus grande, une endurance nouvelle, une conscience plus aiguë de mes limites et de mes possibilités, de mes vertus et de mes faiblesses. J’aurais aimé considérer Takinaktu comme un bien plus tangible mais rien ne m’autorisait à dire qu’elle était mienne. Nous voyagions ensemble. Nous lisions Shakespeare ensemble. Je lui enseignais l’anglais et nous nous aimions peut-être ; pourtant je n’ignorais pas qu’elle pouvait disparaître de mon univers aussi brutalement que Manco Huascar, Quéquex, ou la fille de l’aubergiste à Chalchiuhcueyecan, totalement et à jamais. Aucun lien officiel ne nous unissait.
La connaissance de soi peut-être une chose très précieuse, comme l’est aussi une plus grande énergie. Cependant ni l’une ni l’autre ne vous nourrissent. J’étais toujours aussi pauvre. Maintenant je me proposais de quitter les Hespérides et de tenter ma chance en Afrique. Avais-je quelque raison de croire que là-bas tout irait mieux ?
Aucune.
Avais-je un plan pour l’avenir dans cette contrée lointaine ?
Aucun.
Avais-je des idées précises sur la façon de conquérir là-bas la gloire et la richesse ?
Aucune.
Vous voyez où j’en étais. Ayant appris beaucoup et rien, pourtant, puisque je me préparais à partir pour l’Afrique avec un bandeau sur les yeux, tout comme j’étais venu au Mexique.
C’est avec ces réflexions amères que je me distrayais cependant que nous allions au petit trot par les plaines qui bordent les Hautes-Hespérides.
À présent nous étions sortis du désert. Nous traversions un pays au climat assez chaud et d’une humidité presque tropicale. À notre droite s’étendait le golfe du Mexique, à notre gauche la moitié orientale du continent, couverte presque sans interruption par la forêt vierge. En regardant vers le Nord et les collines aux sombres conifères je me sentais avide de tirer profit d’une région aussi vaste. C’est le domaine d’un peuple forestier ; deux millions d’habitants disséminés sur un territoire qui pourrait en nourrir cinquante fois plus. Ils paient un tribut aux Aztèques et sont en principe soumis à leurs lois. Au Sud-Est les indigènes sont assez étroitement dépendants des Aztèques et s’efforcent de les imiter, construisant des pyramides de terre pour copier les pyramides de marbre des Mexicains. Mais dans le Nord-Est, très peu exploré, le peuple des forêts est pratiquement autonome. Les Français et les Espagnols possèdent bien sur la côte quelques comptoirs commerciaux mais ils sont loin d’avoir l’importance des postes russes, de l’autre côté du continent. Des centaines de milliers d’hectares attendent d’être ouverts au commerce. Dans cette énorme contrée tiendraient des centaines d’Angleterres. Je rêvai un moment, à la façon des conquérants, au parti que les Européens pourraient tirer d’un tel continent, mais je me souvins alors qui j’étais : je sonnai le rappel de mes convictions et me purgeai l’esprit de ces tendances colonisatrices. N’était-il pas préférable que la conquête des Hespérides n’ait jamais eu lieu que de l’autre côté de la Porte des Mondes ?
Nous ne mangions pas de chair humaine. Du moins je l’espérais. J’avais averti Topiltzin que Takinaktu et moi n’étions pas du tout d’accord pour adopter des habitudes anthropophages. C’était pour nous une question de morale, d’hygiène et de digestion. Il me promit de respecter nos principes. Je ne sais s’il tint très fidèlement parole mais au moins aucun être humain ne fût rôti en ma présence. C’était la coutume, pour les membres de la tribu, de mettre plusieurs fois par mois au menu du dîner un infortuné étranger ; le reste du temps, ils devaient se contenter d’espèces inférieures. On nous présenta quelquefois au repas des steaks dont l’aspect insolite me donnait une légère nausée mais la faim l’emporta toujours sur les scrupules. Si, trompé par Topiltzin, j’ai commis sans le savoir le péché de cannibalisme, j’espère que le Seigneur me le pardonnera, au jour du Jugement.
À la fin du mois de juin nous arrivâmes au bord du puissant Mississippi, ce fleuve brun et boueux que les indigènes appellent le Père des Eaux, et c’est un nom qui lui va bien. On dit qu’il y a en Afrique un cours d’eau encore plus puissant et j’espère, si Dieu le veut, le voir avant longtemps. C’est le Congo. On raconte aussi qu’existe dans les Basses-Hespérides un autre fleuve qui à lui tout seul l’emporte sur le Congo et le Mississippi réunis ; c’est peut-être vrai mais cette fois je n’irai pas m’en assurer moi-même.
Pour quelques morceaux de viande, des Peaux-Rouges nous firent passer sur l’autre rive. Ils étaient de la tribu des Choctaws, apparentés aux Muskogees d’Opothle. Je les trouvai fort civils, et par leur langage et leurs vêtements ils me rappelèrent mes trois camarades de cabine durant la traversée de l’Océan. Les Choctaws ne cachèrent pas leur dégoût pour les cannibales de Topiltzin et leur réaction ne me surprit nullement, car rien n’est aussi révoltant qu’un membre de votre race qui retombe dans la barbarie. Toutefois ils traitaient Topiltzin avec déférence, conscients qu’il devait s’agir d’un Aztèque de la famille royale. Ils semblaient considérer Takinaktu comme sa princesse, ce qui me rendit un peu jaloux et m’attira ses taquineries et celles de Topiltzin. Les Choctaws ne dissimulaient pas leur curiosité à mon égard : les Anglais sont rares, en ces parages, et un homme blond y est aussi insolite qu’une cigogne à cinq pattes.
Quand nous fûmes de l’autre côté du grand fleuve, Topiltzin m’apprit enfin pourquoi il m’avait accompagné jusque-là. Je me l’étais souvent demandé. Après tout, il n’existait pas entre nous une amitié telle qu’il y puisse trouver un motif suffisant pour déraciner sa tribu de son territoire de chasse traditionnel et la faire déambuler aussi longtemps à travers des régions inconnues. Il n’avait pas agi ainsi pour me protéger, et il ne voyageait pas non plus en touriste.
Il dit : « Ces Choctaws sont sympathiques, n’est-ce pas ? »
J’acquiesçai.
« Ici, au Nord, nous avons les Choctaws. Au Nord-Est, les Cherokees. À l’Est les Muskigees, tous bien établis et civilisés, et dont les traditions et le langage se ressemblent. On peut dire que c’est une région attrayante. Pourquoi ne m’aiderais-tu pas à la gouverner, Dan ? »
« La gouverner. »
« Oui, la gouverner. La situation est ici comme à Taos. Il y a seulement une garnison symbolique qui est chargée d’occuper toute la province pour le compte du Mexique. Vois-tu, c’est le signe qu’un empire est en décadence quand le maintien de l’ordre dans ses territoires lointains est confié à des compagnies aux effectifs aussi maigres. Cela veut dire que l’empire se réduit à sa partie centrale. C’est ce qui est arrivé à Rome lorsqu’elle a laissé les frontières sans surveillance, et les Barbares… »
« Fais-moi grâce de la leçon d’histoire, Topiltzin. Et dis-moi plutôt quels sont tes projets. »
« M’emparer de la garnison. Prendre les terres. Nous déclarer les rois de ce pays. C’est facile à réaliser. »
Je le regardai de travers. « Ce qui s’est passé à Taos, ça n’a servi à rien, hé, Topiltzin ? Tu veux recommencer et ça finira de la même façon. La garnison est peu importante ? Possible. Mais elle se compose de soldats aztèques et toi tu n’as à leur opposer que des sauvages à demi nus. Ne compte pas sur moi. »
« Bien sûr que Taos est une leçon, Dan. Dis-moi quelle conclusion tu en as tiré. »
« Que nous devrions bien oublier notre projet de nous emparer d’une province de l’empire aztèque. »
« Non ! » Les yeux de Topiltzin luirent d’une étrange ferveur. « Ce que j’ai appris à Taos, c’est que j’aurais dû suivre le conseil de Sagaman Musa. J’aurais dû inviter la masse des sujets à se joindre à la rébellion. J’ai été trop orgueilleux, trop héroïque pour accepter l’aide de simples fermiers. Les Choctaws et les Muskogees lutteront à nos côtés, et par milliers. Ils se soulèveront tous pour chasser l’oppresseur. Pour cela ils n’ont besoin que d’un chef. »