Un après-midi, comme je revenais de la pèche, Topiltzin m’envoya chercher. En entrant dans la tente, je le trouvai en conférence avec un homme large d’épaules, portant le costume muskogee.
Le Peau-Rouge me regarda. Je le reconnus aussitôt.
« Opothle ! »
« Dan Beauchamp ! »
Nous nous donnions des claques dans le dos, nous n’en finissions pas de nous serrer les mains. Opothle dansa même une petite gigue pour fêter nos retrouvailles. Je sortis mon couteau, le sien en réalité, et déclarai : « Cette lame m’a sauvé la vie un million de fois. »
Je lançai le couteau – tchuuitt –, il alla s’enfoncer dans le poteau de la tente. Opothle dégaina son nouveau couteau et l’envoya voler dans la même direction. Il se planta à cinq millimètres du mien, vibrant un peu. Et les deux manches se touchaient.
Nous reprîmes nos couteaux. Opothle me donna l’accolade une fois de plus en disant : « Je savais qu’un jour tu nous rendrais visite, Dan. »
« Crois-moi, je ne pensais pas venir jusqu’ici. Mais je suis content d’y être. » Je me tournai vers Topiltzin. « Cet homme et moi, nous avons partagé une cabine pour traverser l’Océan, ce qui a bien duré mille ans. Il avait deux autres compagnons. Comment vont-ils, Opothle ? »
Son visage s’assombrit. Il me dit qu’un de nos amis, le plus jeune, était mort. Il s’était enivré dans une fête et avait giflé un officier aztèque. Celui-ci l’avait abattu sur place. L’autre était absent pour le moment. Il réglait des échanges commerciaux avec les Mohawks, dans le Nord.
« J’ai discuté avec Opothle de la question d’un soulèvement, dit Topiltzin. Il n’aime pas les maîtres de son peuple. Il est avec nous et nous garantit cinq mille hommes de trente villages différents. »
Immédiatement, mes belles résolutions s’en allèrent en fumée. Ce qui paraissait, un instant auparavant, une entreprise vaine et folle se montrait sous un jour nouveau. Topiltzin s’assurait des appuis solides. Avec une armée aussi déterminée il ne pouvait que l’emporter sur une garnison qui comptait, tout au plus, quelques centaines d’hommes.
Mieux encore : je renonçais à mon rêve enfantin de devenir un prince sur ce territoire. Ainsi la campagne prenait grande allure. C’était une guerre de libération. Je lutterais aux côtés de mon ami Opothle pour détrôner les puissants seigneurs et libérer son peuple. J’étais le descendant de ces Anglais que les Turcs, pendant quatre cents ans, avaient tenus sous le joug. Les avantages de la liberté, je n’avais pas besoin qu’on me les vante.
Opothle, Topiltzin et moi, nous nous imposions une mission sacrée. Nous allions nous mettre à la tâche pour ébranler le cruel régime aztèque qui dominait depuis si longtemps les Hautes-Hespérides. La révolution glorieuse commencerait là, et se propagerait dans tout le pays comme le feu sur une traînée de poudre. Nos mains se joignirent pour un serment solennel. Je sus alors ce que les soldats de Jacques le Valeureux avaient ressenti en se lançant dans la guerre contre les Turcs.
Bref, j’en étais maintenant, complètement et irrévocablement, à la position Z.
Opothle avait apporté du tabac. Après avoir fumé avec nous quelques pipes pour célébrer notre alliance, il nous quitta, et j’allai tout raconter à Takinaktu.
La noblesse et la grandeur de notre projet me remplissaient d’orgueil. Et, en dépit de son hostilité initiale, je croyais que Takinaktu serait contaminée par notre humeur martiale. Elle-même venait d’un pays qui avait perdu sa liberté ; elle comprendrait les aspirations d’Opothle et notre ardeur à l’aider.
Je lui fis part de ce que nous avions décidé et attendis qu’à nouveau, dans un élan de tendresse, elle se jette dans mes bras.
Mais ses traits se durcirent, et elle dit : « C’est une bien mauvaise plaisanterie. »
« Ce n’est pas une plaisanterie. »
« Tu as vraiment l’intention de rester ici et de te battre ? »
« Exactement, Takinaktu. »
Je vis de la fureur dans son regard, et je pensai qu’elle n’avait jamais été aussi belle. Elle dit : « Cette guerre n’est pas ton affaire. Elle ne t’apportera que la mort. »
« Opothle est mon ami. Sans son couteau, je serais mort déjà. »
« Son couteau n’a rien de magique. N’importe quel couteau aurait été juste aussi utile. »
« Là n’est pas la question. Son peuple est tenu en esclavage. C’est pour lui le temps de la liberté. Comment puis-je l’ignorer ? Comment puis-je quitter tranquillement ce pays sans lui avoir offert mon aide pour repousser les Aztèques ? »
« Topiltzin lui-même est un Aztèque, répliqua Takinaktu. Il rêve de devenir roi. Vous remplacerez un maître par un autre. »
« Non. C’est un Aztèque différent des autres. Il ne se soucie pas de sa famille. Il est plus ou moins en exil. Il ne partage pas les idées de ses compatriotes sur la grandeur mexicaine. C’est pourquoi il veut renverser la garnison. Après cela, crois-tu qu’il pourra prendre le pouvoir ? Bien sûr, il fera partie du gouvernement, mais il ne sera pas un dictateur. Et nous l’aiderons à gouverner. »
« Toi, peut-être. Mais pas moi. »
« Voyons… »
« Cette guerre ne me regarde pas, même si elle te concerne, Dan. Je veux fuir très loin de ce continent où il y a toujours une race qui en opprime une autre. Je veux aller en Afrique où les hommes sont libres, les frontières respectées, où l’art et la science sont vivants. Ce pays ne signifie rien pour moi. »
« Pour moi, c’est tout différent. Tu n’as pas hésité à te sauver et à laisser ton propre village se faire écraser par les Russes. D’accord, là-bas c’était une lutte sans espoir. Mais ici, nous vaincrons. Je reste, Takinaktu. Je dois rester. »
Elle me jeta, méprisante : « Idiot ! Pauvre fou ! »
Elle se redressait de toute sa taille, fière et impérieuse dans la cape de plumes et la poitrine ornée du collier de jade. Sa voix était sèche et coupante quand elle dit : « Demain, je continue jusqu’au port et je m’embarque sur le prochain bateau pour le Mexique. Une fois là, je pars pour l’Afrique. J’ai été heureuse de te connaître, Dan. Peut-être nous reverrons-nous un jour, si tu sors vivant de cette guerre stupide. »
Elle s’éloigna à grands pas.
Je secouai la tête. Ah, les femmes ! Mais en dépit de sa menace j’étais sûr qu’elle céderait, qu’elle resterait ici pour la bataille. Je me trompais.
Au matin, elle était partie.
Parfois la leçon ne sert à rien.
14. VERS L’AFRIQUE, JE PENSE
Au petit déjeuner, elle ne se montra pas. J’allai à sa tente. Plus de Takinaktu. Elle avait disparu. Avec le collier, la cape, Shakespeare et tout. Je fouillai parmi les couvertures, cherchant une lettre, un message. Rien, elle avait tenu parole.
Dans mon angoisse, je maudissais le ciel qui avait permis que je me laisse entraîner dans une nouvelle guerre, me privant ainsi du seul être sur ce continent auquel je tenais vraiment. Le coup était si rude que je pensai un instant seller mon cheval et me lancer à sa poursuite avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’un bateau n’emporte Takinaktu loin de moi pour toujours. Mais c’eut été trahir Opothle et Topiltzin. Je leur avais promis mon aide. Allais-je courir après une fille en de telles circonstances.
Je m’y serais peut-être décidé – devant la crainte de perdre Takinaktu, ma loyauté commençait à faiblir quand une robuste silhouette apparut derrière moi et me saisit le poignet, avec douceur mais fermeté : Opothle. Il ne savait rien du départ de la jeune fille. La guerre occupait totalement ses pensées.