Il demanda tranquillement : « Es-tu prêt. Dan. »
« Est-ce aujourd’hui le jour ? »
« Aujourd’hui, oui. Il n’y a pas lieu d’attendre plus longtemps. J’ai passé toute la nuit à rassembler mes hommes Aujourd’hui nous frappons un grand coup. »
Comment aurais-je pu lui dire que mon cœur en ce instant, languissait pour une fille dont la fuite n’était peut-être, d’ailleurs, qu’une habile manœuvre ? Takinaktu, sans doute, espérait que j’allais me lancer à sa poursuite ! Sans doute elle m’attendait à quelques kilomètres. Mais je savais que si je partais, et la cherchais, et la trouvais, j’irais tout droit vers la côte, sans plus me soucier d’Opothle, de son peuple et de leur guerre.
Je ne pouvais pas faire ça. C’eût été trahir, et trahir trop cruellement.
Topiltzin, ce rusé démon, avait réussi à me ligoter en faisant appel à des sentiments nobles. Cette campagne n’était pas, comme avait été l’attaque de Taos, commandée par l’appétit du pouvoir. Non, c’était une guerre sacrée. Mon cœur chevaucherait seul vers l’Est et la mer. Mais je devais rester, je devais combattre.
Je restai. Je combattis.
Quand je vis l’armée muskogee, je me sentis certain que nous allions gagner. J’aurais dû montrer un peu plus de méfiance, après mes récentes déconvenues, mais ces hommes paraissaient invincibles. Ils étaient des milliers, jeunes et forts, toute une armée à la peau cuivrée, hérissée de couteaux et de haches de guerre, de fusils et de pistolets. Des hommes au visage empreint d’une détermination farouche. Topiltzin et Opothle chevauchaient en tête et, à leur demande, je me joignis à eux, promu général à moins de dix-neuf ans.
Il fallut d’abord s’entendre sur des points de stratégie. Le plan était assez simple et ne fut pas sans me rappeler une autre de nos entreprises. Nous irions à cheval jusqu’au fort où se tenait la garnison et nous jetterions par les fenêtres des torches enflammées, pour faire sortir l’ennemi. À Taos, ce plan n’avait pas réussi, mais ici, à vingt contre un, le succès était assuré.
Nous partîmes à travers les champs de blé encore vert, afin d’en finir avec les oppresseurs.
Le fort aztèque était une solide construction de briques, toute en méandres et décrochements, plantée au milieu d’une large esplanade de terre rouge et qu’entourait une palissade basse, plutôt rudimentaire. Après avoir envoyé des éclaireurs pour nous assurer que nous ne risquions pas de tomber dans un piège, nous arrivâmes soudain sur les lieux, de tous les côtés à la fois. Notre corps de sapeurs s’attaqua aussitôt à la palissade où, promptement, il ouvrit une brèche assez large pour permettre le passage à six cavaliers de front. Une fois entrés, l’arme haute, nous primes nos dispositions en vue de parer la contre-attaque. Le corps des porteurs de torches s’élança dans la direction des fenêtres.
Nous nous attendions à voir les troupes aztèques sortir en masse de la forteresse pour s’opposer à notre avance Cela ne se passa pas ainsi.
Brusquement, à l’une des fenêtres, pointa la gueule de métal gris d’un gros canon. Cette façon de cacher un canon à l’intérieur d’un bâtiment me parut déloyale mais on ne me demanda pas mon avis.
Boum !
Un trou se creusa dans nos rangs.
Boum !
Boum !
Boum !
Permettez à un vétéran de deux désastreuses attaques manquées de vous signaler qu’il n’est pas aussi facile de mettre en déroute une garnison aztèque qu’on pourrait le penser à première vue. Ce canon déchargeait au milieu de nous ses obus explosifs qui se succédaient à un rythme incroyablement rapide, et chaque fois qu’un obus éclatait, cinquante de nos guerriers se volatilisaient en un nuage de fumée noire.
À l’artillerie lourde succéda le harcèlement des fusils, et nos hommes tombaient. Certes, les Muskogees étaient braves, mais un tel massacre avait de quoi décourager les plus vaillants. Ils commencèrent à se disperser dans les bois environnants.
J’entendis crier Opothle, s’efforçant de rassembler ses troupes. La palissade brûlait, maintenant. D’ici peu, le port serait aisément accessible. Tout ce que nous avions à faire était de nous retirer hors de portée du canon et de cribler le fort de nos balles. Les défenseurs finiraient bien par se trouver à court de munitions.
Mais les guerriers, accablés par trois siècles d’oppression, se montraient insensibles à la logique irréfutable de cette proposition. Certains fuyaient aussi vite qu’ils pouvaient. D’autres, complètement désorientés, erraient ici et là, pendant qu’Opothle, Topiltzin et moi tentions vainement de les regrouper.
C’est alors qu’une balle frappa Topiltzin en plein front La guerre était finie.
Je ne prétends pas avoir jamais ressenti une réelle affection pour l’ambitieux Aztèque, mais je l’avais suivi deux fois au combat, trois fois si l’on compte la partie de tlachtli, et j’étais triste de le voir mourir. Et de plus c’était la seconde fois que je m’affligeais de sa mort. Ce serait la dernière. Il était étendu dans la poussière, un filet de sang vermeil serpentait dans sa chevelure luisante. Déjà, il ne bougeait plus.
Topiltzin avait conduit l’attaque. Quand il tomba, les autres perdirent tout courage. Ceux qui avaient tenu bon abandonnèrent la lutte. Je vis Opothle, le visage congestionné par la fureur, cogner sur les hommes de sa propre tribu, leur enjoignant de rester à leur poste. Vainement. En l’espace de quelques minutes ils avaient presque tous disparu et nous ne pouvions rien faire d’autre que nous enfuir à notre tour.
Opothle partit vers le Nord. Je n’avais pas eu le temps de lui dire adieu. Et je suppose que je ne le reverrai plus jamais.
En quittant la scène du désastre je me lançai, bien entendu, droit vers l’Est. Je galopai vers la côte, vers le port et le bateau qui m’emporterait au Mexique et de là jusqu’en Afrique.
Je fouettai mon cheval fatigué. Le soleil était encore haut dans le ciel. Takinaktu avait au moins huit heures d’avance sur moi. Je croyais encore pouvoir la rattraper. Si je n’y réussissais pas, cela n’avait pas trop d’importance puisque, d’après ce qu’on m’avait dit, le trafic était réduit dans ce petit port endormi et il n’y avait guère qu’un départ par semaine. Takinaktu serait encore à terre, attendant le prochain bateau. Je galopai jusqu’au crépuscule. Et je vis que mon cheval allait mourir sous moi si je continuais à le pousser de la sorte. Je m’arrêtai donc dans une ville, vendis le pauvre animal et avec l’argent obtenu et aussi quelques billets de plus achetai une autre monture L’obscurité grandissait. Je me maudis moi-même six fois d’avoir été assez stupide pour laisser Takinaktu s’esquiver pendant que je m’engageais dans une bataille perdue d’avance.
Pourtant je savais que j’avais fait ce qu’il fallait. Si j’étais parti avec cette fille sans vouloir rien savoir de la tentative d’Opothle pour conquérir la liberté, ma conscience me l’aurait reproché jusqu’à la fin de mes jours. J’avais pris la seule décision honorable. À présent, après l’échec de nos efforts, s’il y avait une justice dans l’univers je retrouverais Takinaktu. Elle m’attendrait.
La nuit vint, et avec elle une pluie violente. Je m’arrêtai au village et m’abritai jusqu’au matin. Il était inutile de m’obstiner à continuer sur la route boueuse. Dans le noir, un cheval trébuche ; c’était trop risquer pour un maigre avantage. Même si Takinaktu avait atteint le port, son bateau n’appareillerait pas durant la nuit, il serait toujours temps de m’embarquer le lendemain.