Je me levai au point du jour. J’éperonnai furieusement mon cheval pour le lancer vers la côte. Quand je l’atteignis, la brume de l’aube traînait encore sur la ville endormie. J’allai tout droit aux quais lézardés et demandai à un agent du port quand partirait le prochain bateau pour Chalchiuhcueyecan.
« Dans trois semaines », répondit l’homme.
Je laissai échapper un long soupir de soulagement Ma hâte forcenée avait été superflue. Trois semaines ! Trois semaines ! Trois semaines ! Cela voulait dire que Takinaktu était encore là, dans un hôtel, attendant la prochaine traversée.
Le choix d’un hôtel fut chose facile ; il n’y en avait qu’un seul dans la ville.
Je dis à l’hôtesse : « Je cherche une jeune fille au teint pâle, aux pommettes hautes et aux cheveux noirs. Qui, peut-être, porte un collier de jade et une cape de plumes. »
« Oui. Une cape de plumes. Oui, en effet. »
« Vous l’avez vue ? Où est-elle ? »
Elle était ici hier. Elle est arrivée tard dans l’après-midi.
« Bon. Et à présent ? »
« Elle a pris un bateau hier soir pour le Mexique. »
Je détournai la tête, les yeux remplis de larmes brûlantes et pas du tout héroïques. Mon cœur battait frénétiquement dans ma poitrine. Un bateau ! Un bateau hier soir ! Venue et repartie !
Maintenant je savais pourquoi il n’y aurait pas de navire pour Chalchiuhcueyecan avant plus de trois semaines. J’avais manqué le dernier d’un jour, et, avec lui, manqué Takinaktu.
Je m’étais dit que s’il y avait une justice en ce monde Takinaktu serait là qui m’attendrait. Alors, y a-t-il une justice ?
Je retins une chambre à l’hôtel. Puis je descendis jusqu’au débarcadère où je rencontrai l’homme qui m’avait déjà renseigné.
« Hier soir, vous avez vu le bateau partir pour le Mexique ? »
« Oui. »
« Avez-vous remarqué à bord une jeune fille qui n’est pas d’ici, une fille pâle et très belle, et richement vêtue à la mode aztèque ? »
Il sourit : « Oh oui, bien sûr, je l’ai vue. Sûrement la future épouse d’un prince ! »
Brusquement ma langue se délia et je lui racontai toute l’histoire. Il m’écouta avec sympathie car le port était calme ce jour-là et il n’avait rien d’autre à faire. À la fin, il se caressa le menton et demanda : « Vous dites qu’elle va en Afrique ? Et vous voulez la suivre ? »
« Tout juste. »
« Alors peut-être n’êtes-vous pas si malchanceux, après tout. Dans dix jours, il y aura dans ce port un cargo qui se rendra ensuite directement au Ghana, sans passer par le Mexique. Si je vous fais embarquer comme passager, vous serez probablement en Afrique quelques jours seulement après elle. »
« Merveilleux ! »
« Bien sûr, vous avez intérêt à avoir un passeport en règle. Dans ce domaine, les Africains sont très stricts. »
Je fouillai mes poches, afin de m’assurer que s’y trouvaient encore, après toutes mes aventures, les précieux papiers, bien fripés à présent. Puis, soudain, une idée me vint :
« Takinaktu n’a pas de passeport ! »
« Alors elle n’entrera pas en Afrique. »
« Que feront-ils d’elle ? »
« Ils la garderont en détention dans le port jusqu’au prochain bateau pour les Hespérides. » Il rit. « Le prochain, ce sera le vôtre. Donc c’est sur le vôtre qu’elle rembarquera. Quand vous descendrez à terre, vous les verrez qui la feront monter à bord ! »
Moi je ne trouvais pas ça drôle du tout. « Et il n’y aura rien à faire ? Il faudra qu’elle reparte ? »
« Il y a bien un moyen. »
« Dites ! »
Il se pencha vers moi, me glissa : « Si vous l’épousez, vous pouvez voyager tous les deux avec le même passeport. »
C’est maintenant la mi-juillet 1964. Encore quelques semaines et je fêterai mon dix-neuvième anniversaire. Si, pour changer, le Seigneur est avec moi, je le fêterai en Afrique. Et je le fêterai avec Takinaktu – ma femme.
Évidemment, je ne peux pas en être sûr. Elle a pu se débrouiller pour passer la douane et dans ce cas elle aura sans doute disparu à l’intérieur des terres. Mais j’espère bien qu’on l’aura gardée en détention, que c’est là que je vais la retrouver, furieuse contre le monde entier, s’attendant à un rapatriement imminent. Et je lui enseignerai le seul moyen d’éviter qu’on la réexpédie aux Hespérides. Alors on verra ce qui arrivera.
Pour le moment, je suis sur un bateau, ou quelque chose qui y ressemble. Un rafiot branlant qui se traîne vers l’Est à grand-peine. Cela fait deux semaines que nous sommes en mer, et le voyage durera encore longtemps. Je suis le seul passager. Je ne cherche pas la compagnie de l’équipage. Je n’engage pas non plus la conversation avec la cargaison de porcs, dans la cale.
Alors je rédige ce récit. Je l’ai commencé pour passer le temps qui me semblait si long, dans ce port où j’attendais mon départ. Je continue à gribouiller chaque jour vingt ou trente pages. C’est maintenant un épais manuscrit. Si j’y parle de moi, si je raconte qui je suis, où je suis allé, c’est dans l’espoir de me connaître moi-même un peu mieux.
En supposant que je retrouve Takinaktu, je lui ferai lire ces feuillets afin qu’elle me connaisse un peu mieux elle aussi. De plus, elle est bon juge en littérature. Si elle pense que le récit plutôt désordonné de mes aventures pourrait intéresser d’autres lecteurs, j’essaierai de le faire publier. Mais pour le moment, tout cela est bien loin.
Il n’est guère satisfaisant de terminer un ouvrage de ce genre alors que le héros en est encore à chercher l’héroïne sans avoir l’assurance qu’il la trouvera jamais. Pourtant il faut bien que cela finisse ainsi, puisque je ne sais toujours rien du dénouement. Quoiqu’il soit téméraire de se prononcer sur ce qui appartient encore à l’avenir, je crois fermement que je retrouverai Takinaktu, qu’elle me pardonnera d’être resté à me battre, que je lui pardonnerai sa fuite. Et ainsi tout sera bien.
En attendant, j’évoque mon vieil ami Quéquex et lui emprunte une fois encore sa précieuse idée de la Porte des Mondes. Je ferme les yeux, je me tiens sur le seuil. Au-delà du rayonnement doré je vois les autres mondes possibles. Je vois un monde dans lequel Takinaktu et moi nous ne nous sommes pas disputés mais avons pris ensemble le bateau pour l’Afrique. Je vois un monde dans lequel Topiltzin a survécu et a gagné le royaume qu’il convoitait. Je vois un monde où chaque homme est son propre maître, où il n’y a plus ni vaincus ni conquérants. Derrière la Porte, il y a encore bien d’autres mondes. Il y en a un dans lequel Takinaktu et moi vivons heureux ensemble, tout le reste de nos jours.
Peut-être. Le vieux bateau avance lentement vers l’Est.
Vers l’Afrique. Vers Takinaktu. Et une vie nouvelle.
Vers l’Afrique !