En effet, je me sentais heureux auprès d’elle, si parfaitement heureux que ma pensée allait chercher à ne différer plus en rien de la sienne; et déjà je ne souhaitais plus rien au delà de son sourire, et que de marcher avec elle, ainsi, dans un tiède chemin bordé de fleurs, en lui donnant la main.
– Si tu le préfères, lui dis-je gravement, résignant d’un coup tout autre espoir et m’abandonnant au parfait bonheur de l’instant, – si tu le préfères, nous ne nous fiancerons pas. Quand j’ai reçu ta lettre, j’ai bien compris du même coup que j’étais heureux, en effet, et que j’allais cesser de l’être. Oh! rends-moi ce bonheur que j’avais; je ne puis pas m’en passer. Je t’aime assez pour t’attendre toute ma vie; mais, que tu doives cesser de m’aimer ou que tu doutes de mon amour, Alissa, cette pensée m’est insupportable.
– Hélas! Jérôme, je n’en puis pas douter.
Et sa voix en me disant cela était à la fois calme et triste; mais le sourire qui l’illuminait restait si sereinement beau que je prenais honte de mes craintes et de mes protestations; il me semblait alors que d’elles seules vînt cet arrière-son de tristesse que je sentais au fond de sa voix. Sans aucune transition, je commençai à parler de mes projets, de mes études et de cette nouvelle forme de vie de laquelle je me promettais tant de profit. L’École normale n’était pas alors ce qu’elle est devenue depuis peu; une discipline assez rigoureuse ne pesait qu’aux esprits indolents ou rétifs; elle favorisait l’effort d’une volonté studieuse. Il me plaisait que cette habitude quasi monacale me préservât d’un monde qui, du reste, m’attirait peu et qu’il m’eût suffi qu’Alissa pût craindre pour m’apparaître haïssable aussitôt. Miss Ashburton gardait à Paris l’appartement qu’elle occupait d’abord avec ma mère. Ne connaissant guère qu’elle à Paris, Abel et moi passerions quelques heures de chaque dimanche auprès d’elle; chaque dimanche j’écrirais à Alissa et ne lui laisserais rien ignorer de ma vie.
Nous étions assis à présent sur le cadre des châssis ouverts qui laissaient déborder au hasard d’énormes tiges de concombre dont les derniers fruits étaient cueillis. Alissa m’écoutait, me questionnait; jamais encore je n’avais senti sa tendresse plus attentive, ni son affection plus pressante. Crainte, souci, même le plus léger émoi s’évaporait dans son sourire, se résorbait dans cette intimité charmante, comme les brumes dans le parfait azur du ciel.
Puis, sur un banc de la hêtraie où Juliette et Abel étaient venus nous rejoindre, nous occupâmes la fin du jour à relire le Triomphe du temps, de Swinburne, chacun de nous en lisant tour à tour une strophe. Le soir vint.
– Allons! dit Alissa en m’embrassant, au moment de notre départ, plaisantant à demi, mais pourtant avec cet air de sœur aînée que peut-être ma conduite inconsidérée l’invitait à prendre et qu’elle prenait volontiers. – Promets-moi maintenant de n’être plus si romanesque désormais…
– Eh bien! Es-tu fiancé? me demanda Abel dès que nous fûmes seuls de nouveau.
– Mon cher, il n’en est plus question, répondis-je, ajoutant aussitôt, d’un ton qui coupait court à toute nouvelle question: – Et cela vaut beaucoup mieux ainsi. Jamais je n’ai été plus heureux que ce soir.
– Moi non plus, s’écria-t-il; puis, brusquement, me sautant au cou: – Je m’en vais te dire quelque chose d’admirable, d’extraordinaire! Jérôme, je suis amoureux fou de Juliette! Déjà je m’en doutais un peu l’an dernier; mais j’ai vécu depuis, et je n’avais rien voulu te dire avant d’avoir revu tes cousines. À présent, c’en est fait; ma vie est prise.
J’aime, que dis-je aimer – j’idolâtre Juliette!
Depuis longtemps il me semblait bien que j’avais pour toi une espèce d’affection de beau-frère…
Puis, riant et jouant, il m’embrassait à tour de bras et se roulait comme un enfant sur les coussins du wagon qui nous ramenait à Paris. J’étais tout suffoqué par son aveu, et quelque peu gêné par l’appoint de littérature que je sentais s’y mêler; mais le moyen de résister à tant de véhémence et de joie?…
– Enfin quoi! t’es-tu déclaré? parvins-je à lui demander entre deux effusions.
– Mais non! mais non, s’écria-t-il; je ne veux pas brûler le plus charmant chapitre de l’histoire.
Le meilleur moment des amours
N’est pas quand on a dit: Je t’aime…
Voyons! tu ne vas pas me reprocher cela, toi, le maître de la lenteur.
– Mais enfin, repris-je un peu agacé, penses-tu qu’elle, de son côté…
– Tu n’as donc pas remarqué son trouble en me revoyant! Et tout le temps de notre visite, cette agitation, ces rougeurs, cette profusion de paroles!… Non, tu n’as rien remarqué, naturellement; parce que tu es tout occupé d’Alissa… Et comme elle me questionnait! comme elle buvait mes paroles! Son intelligence s’est rudement développée, depuis un an. Je ne sais où tu avais pu prendre qu’elle n’aimait pas la lecture; tu crois toujours qu’il n’y en a que pour Alissa… Mais mon cher, c’est étonnant tout ce qu’elle connaît! Sais-tu à quoi nous nous sommes amusés avant le dîner? À nous remémorer une Canzone du Dante; chacun de nous récitait un vers; et elle me reprenait quand je me trompais. Tu sais bien:
Amor che nella mente mi ragiona.
– Tu ne m’avais pas dit qu’elle avait appris l’italien.
– Je ne le savais pas moi-même, dis-je assez surpris.
– Comment! Au moment de commencer la Canzone, elle m’a dit que c’était toi qui la lui avais fait connaître.
– Elle m’aura sans doute entendu la lire à sa sœur, un jour qu’elle cousait ou brodait auprès de nous, comme elle fait souvent; mais du diable si elle a laissé paraître qu’elle comprenait.
– Vrai! Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d’égoïsme. Vous voilà tout confits dans votre amour, et vous n’avez pas un regard pour l’éclosion admirable de cette intelligence, de cette âme! Ce n’est pas pour me faire un compliment, mais tout de même il était temps que j’arrive… Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, tu vois bien, disait-il en m’embrassant encore. Seulement, promets-moi: pas un mot de tout ça à Alissa. Je prétends mener mon affaire tout seul. Juliette est prise, c’est certain, et assez pour que j’ose la laisser jusqu’aux prochaines vacances. Je pense même ne pas lui écrire d’ici là. Mais, le congé du nouvel an, toi et moi, nous irons le passer au Havre, et alors…
– Et alors?…
– Eh bien, Alissa apprendra tout d’un coup nos fiançailles. Je compte mener ça rondement. Et sais-tu ce qui va se passer? Ce consentement d’Alissa, que tu n’es pas capable de décrocher, je te l’obtiendrai par la force de notre exemple. Nous lui persuaderons qu’on ne peut célébrer notre mariage avant le vôtre…
Il continuait, me submergeait sous un intarissable flux de paroles qui ne s’arrêta même pas à l’arrivée du train à Paris, même pas à notre rentrée à Normale, car, bien que nous eussions fait à pied le chemin de la gare à l’École, et malgré l’heure avancée de la nuit, Abel m’accompagna dans ma chambre, où nous prolongeâmes la conversation jusqu’au matin.