Un cri soudain près de l’arbre; un mouvement confus… Nous accourons, Juliette est tombée sans connaissance dans les bras de ma tante. Chacun s’empresse, se penche vers elle, et je peux à peine la voir; ses cheveux défaits semblent tirer en arrière sa face affreusement pâlie. Il paraissait, aux sursauts de son corps, que ce n’était point là un évanouissement ordinaire.
– Mais non! mais non! dit à haute voix ma tante, pour rassurer mon oncle Bucolin qui s’effare et que déjà le pasteur Vautier console, l’index dirigé vers le ciel, – mais non! ce ne sera rien. C’est l’émotion; une simple crise de nerfs. Monsieur Teissières, aidez-moi donc, vous qui êtes fort. Nous allons la monter dans ma chambre; sur mon lit… sur mon lit… Puis elle se penche sur l’aîné de ses fils, lui dit une phrase à l’oreille, et je vois celui-ci qui part aussitôt, sans doute chercher un médecin.
Ma tante et le prétendant maintiennent Juliette sous les épaules, à demi renversée dans leurs bras. Alissa soulève les pieds de sa sœur et les embrasse tendrement. Abel soutient la tête qui retomberait en arrière, – et je le vois, courbé, couvrir de baisers ces cheveux abandonnés qu’il rassemble.
Devant la porte de la chambre, je m’arrête. On étend Juliette sur le lit; Alissa dit à M. Teissières et à Abel quelques mots que je n’entends point; elle les accompagne jusqu’à la porte, nous prie de laisser reposer sa sœur, auprès de qui elle veut rester seule avec ma tante Plantier…
Abel me saisit par le bras et m’entraîne au-dehors, dans la nuit où nous marchons longtemps, sans but, sans courage et sans pensée.
V
Je ne trouvais d’autre raison à ma vie que mon amour, me raccrochais à lui, n’attendais rien, et ne voulais plus rien attendre qui ne me vînt de mon amie.
Le lendemain, comme je m’apprêtais à l’aller voir, ma tante m’arrêta et me tendit cette lettre, qu’elle venait de recevoir:
… La grande agitation de Juliette n’a cédé que vers le matin aux potions prescrites par le docteur. Je supplie Jérôme de ne pas venir d’ici quelques jours. Juliette pourrait reconnaître son pas ou sa voix, et le plus grand calme lui est nécessaire…
Je crains que l’état de Juliette ne me retienne ici. Si je ne parviens pas à recevoir Jérôme avant son départ, dis-lui, chère tante, que je lui écrirai…
La consigne ne visait que moi. Libre à ma tante, libre à tout autre de sonner chez les Bucolin; et ma tante comptait y aller ce matin même. Le bruit que je pouvais faire? Quel médiocre prétexte… N’importe!
– C’est bien. Je n’irai pas.
Il m’en coûtait beaucoup de ne pas revoir aussitôt Alissa; mais pourtant je craignais ce revoir; je craignais qu’elle ne me tînt pour responsable de l’état de sa sœur, et supportais plus aisément de ne pas la revoir que de la revoir irritée.
Du moins voulus-je revoir Abel.
À sa porte, une bonne me remit un billet:
Je laisse ce mot pour que tu ne t’inquiètes pas. Rester au Havre, si près de Juliette, m’était intolérable. Je me suis embarqué pour Southampton hier soir, presque aussitôt après t’avoir quitté. C’est à Londres, chez S…, que j’achèverai ces vacances. Nous nous retrouverons à l’École.
… Tout secours humain m’échappait à la fois. Je ne prolongeai pas plus longtemps un séjour qui ne me réservait rien que de douloureux, et regagnai Paris, devançant la rentrée. C’est vers Dieu que je tournai mes regards, vers Celui «de qui découle toute consolation réelle, toute grâce et tout don parfait». C’est à Lui que j’offris ma peine. Je pensais qu’Alissa se réfugiait aussi vers Lui, et de penser qu’elle priait encourageait, exaltait ma prière.
Un long temps passa, de méditation et d’étude, sans autres événements que les lettres d’Alissa et celles que je lui écrivais. J’ai gardé toutes ses lettres; mes souvenirs, dorénavant confus, s’y repèrent…
Par ma tante – et par elle seule d’abord – j’eus des nouvelles du Havre; j’appris par elle quelles inquiétudes le pénible état de Juliette avait données les premiers jours. Douze jours après mon départ, enfin, je reçus ce billet d’Alissa:
Pardonne-moi, mon cher Jérôme, si je ne t’ai pas écrit plus tôt. L’état de notre pauvre Juliette ne m’en a guère laissé le temps. Depuis ton départ je ne l’ai presque pas quittée. J’avais prié ma tante de te donner de nos nouvelles et je pense qu’elle l’aura fait. Tu sais donc que depuis trois jours Juliette va mieux. Je remercie Dieu déjà, mais n’ose encore me réjouir.
Robert également, dont jusqu’à présent je ne vous ai qu’à peine parlé, avait pu, rentrant à Paris quelques jours après moi, me donner des nouvelles de ses sœurs. À cause d’elles je m’occupais de lui plus que la pente de mon caractère ne m’y eût naturellement porté; chaque fois que l’école d’agriculture où il était entré le laissait libre, je me chargeais de lui et m’ingéniais à le distraire.
C’est par lui que j’avais appris ce que je n’osais demander à Alissa ni à ma tante: Édouard Teissières était venu très assidûment prendre des nouvelles de Juliette; mais quand Robert avait quitté le Havre, elle ne l’avait pas encore revu. J’appris aussi que Juliette, depuis mon départ, avait gardé devant sa sœur un obstiné silence que rien n’avait pu vaincre.
Puis, par ma tante, peu après, je sus que ces fiançailles de Juliette, qu’Alissa, je le pressentais, espérait voir aussitôt rompues, Juliette elle-même avait demandé qu’on les rendît le plus tôt possible officielles. Cette détermination contre laquelle conseils, injonctions, supplications se brisaient, barrait son front, bandait ses yeux et la murait dans son silence…
Du temps passa. Je ne recevais d’Alissa, à qui du reste je ne savais quoi écrire, que les plus décevants billets. L’épais brouillard d’hiver m’enveloppait; ma lampe d’étude, et toute la ferveur de mon amour et de ma foi écartaient mal, hélas! la nuit et le froid de mon cœur. Du temps passa.
Puis, un matin de printemps subit, une lettre d’Alissa à ma tante, absente du Havre en ce moment – que ma tante me communiqua – d’où je copie ce qui peut éclairer cette histoire:
… Admire ma docilité; ainsi que tu m’y engageais, j’ai reçu M. Teissières; j’ai causé longuement avec lui. Je reconnais qu’il s’est montré parfait, et j’en viens presque à croire, je l’avoue, que ce mariage pourra n’être pas si malheureux que je le craignais d’abord. Certainement Juliette ne l’aime pas; mais lui me paraît, de semaine en semaine, moins indigne d’être aimé. Il parle de la situation avec clairvoyance et ne se méprend pas au caractère de ma sœur; mais il a grande confiance dans l’efficacité de son amour, à lui, et se flatte qu’il n’y ait rien que sa constance ne pourra vaincre. C’est te dire qu’il est fort épris.
En effet, je suis extrêmement touchée de voir Jérôme s’occuper ainsi de mon frère. Je pense qu’il ne fait cela que par devoir car le caractère de Robert a peu de rapports avec le sien – et peut-être aussi pour me plaire – mais sans doute il a déjà pu reconnaître que, plus le devoir qu’on assume est ardu, plus il éduque l’âme et l’élève. Voilà des réflexions bien sublimes! Ne souris pas trop de ta grande nièce, car ce sont ces pensées qui me soutiennent et qui m’aident à tâcher d’envisager le mariage de Juliette comme un bien.