Juliette va de nouveau bien; nous attendons sa délivrance d’un jour à l’autre, et sans trop d’inquiétude. Elle sait que je t’écris ce matin; le lendemain de notre arrivée à Aigues-Vives elle m’a demandé: – Et Jérôme, que devient-il… Il t’écrit toujours?… et comme je n’ai pu lui mentir: Quand tu lui écriras, dis-lui que… elle a hésité un instant, puis, en souriant très doucement:… je suis guérie. – Je craignais un peu, dans ses lettres toujours gaies, qu’elle ne me jouât la comédie du bonheur et qu’elle-même ne s’y laissât prendre… Ce dont elle fait son bonheur aujourd’hui reste si différent de ce qu’elle rêvait et dont il semblait que son bonheur dût dépendre… Ah! que ce qu’on appelle bonheur est chose peu étrangère à l’âme et que les éléments qui semblent le composer du dehors importent peu! Je t’épargne quantité de réflexions que j’ai pu faire dans mes promenades solitaires sur la garrigue, où ce qui m’étonne le plus c’est de ne pas me sentir plus joyeuse; le bonheur de Juliette devrait me combler… pourquoi mon cœur cède-t-il à une mélancolie incompréhensible, dont je ne parviens pas à me défendre? La beauté même de ce pays, que je sens, que je constate du moins, ajoute encore à mon inexplicable tristesse… Quand tu m’écrivais d’Italie, je savais voir à travers toi toute chose; à présent il me semble que je te dérobe tout ce que je regarde sans toi. Enfin, je m’étais fait, à Fongueusemare et au Havre, une vertu de résistance à l’usage des jours de pluie; ici cette vertu n’est plus de mise, et je reste inquiète de la sentir sans emploi. Le rire des gens et du pays m’offusque; peut-être que j’appelle «être triste» simplement n’être pas aussi bruyant qu’eux… Sans doute, auparavant, il entrait quelque orgueil dans ma joie, car, à présent, parmi cette gaieté étrangère, c’est quelque chose comme de l’humiliation que j’éprouve.
À peine ai-je pu prier depuis que je suis ici: j’éprouve le sentiment enfantin que Dieu n’est plus à la même place. Adieu; je te quitte bien vite; j’ai honte de ce blasphème, de ma faiblesse, de ma tristesse, et de l’avouer, et de t’écrire tout ceci que je déchirerais demain, si le courrier ne l’emportait ce soir…
La lettre suivante ne parlait que de la naissance de sa nièce, dont elle devait être marraine, de la joie de Juliette, de celle de mon oncle… mais de ses sentiments à elle, il n’était plus question.
Puis ce furent des lettres datées de Fongueusemare de nouveau, où Juliette vint la rejoindre en juillet…
Édouard et Juliette nous ont quittés ce matin. C’est ma petite filleule surtout que je regrette; quand je la reverrai, dans six mois, je ne reconnaîtrai plus tous ses gestes; elle n’en avait encore presque pas un que je ne lui eusse vu inventer. Les formations sont toujours si mystérieuses et surprenantes! c’est par défaut d’attention que nous ne nous étonnons pas plus souvent. Que d’heures j’ai passées, penchée sur ce petit berceau plein d’espérance. Par quel égoïsme, quelle suffisance, quelle inappétence du mieux, le développement s’arrête-t-il si vite, et toute créature se fixe-t-elle encore si distante de Dieu? Oh! si pourtant nous pouvions, nous voulions nous rapprocher de Lui davantage… quelle émulation ce serait!
Juliette paraît très heureuse. Je m’attristais d’abord de la voir renoncer au piano et à la lecture; mais Édouard Teissières n’aime pas la musique et n’a pas grand goût pour les livres; sans doute Juliette agit-elle sagement en ne cherchant pas ses joies où lui ne pourrait pas la suivre. Par contre, elle prend intérêt aux occupations de son mari, qui la tient au courant de toutes ses affaires. Elles ont pris beaucoup d’extension cette année; il s’amuse à dire que c’est à cause de son mariage qui lui a valu une importante clientèle au Havre. Robert l’a accompagné dans son dernier voyage d’affaires; Édouard est plein d’attention pour lui, prétend comprendre son caractère et ne désespère pas de le voir prendre sérieusement goût à ce genre de travail.
Père va beaucoup mieux; de voir sa fille heureuse le rajeunit; il s’intéresse de nouveau à la ferme, au jardin, et tantôt m’a demandé de reprendre la lecture à voix haute que nous avions commencée avec Miss Ashburton et que le séjour des Tessières avait interrompue; ce sont les voyages du baron de Hübner que je leur lis ainsi; moi-même j’y prends grand plaisir. Je vais maintenant avoir plus de temps pour lire aussi de mon côté; mais j’attends de toi quelques indications; j’ai, ce matin, pris l’un après l’autre plusieurs livres sans me sentir de goût pour un seul!…
Les lettres d’Alissa devinrent à partir de ce moment, plus troubles et plus pressantes:
La crainte de t’inquiéter ne me laisse pas te dire combien je t’attends, m’écrivait-elle vers la fin de l’été. Chaque jour à passer avant de te revoir pèse sur moi, m’oppresse. Deux mois encore! Cela me paraît plus long que tout le temps déjà passé loin de toi! Tout ce que j’entreprends pour tâcher de tromper mon attente me paraît dérisoirement provisoire et je ne puis m’astreindre à rien. Les livres sont sans vertu, sans charme, les promenades sans attrait, la nature entière sans prestige, le jardin décoloré, sans parfums. J’envie tes corvées, ces exercices obligatoires et non choisis par toi, qui t’arrachent sans cesse à toi-même, te fatiguent, dépêchent tes journées, et, le soir, te précipitent, plein de fatigue, dans le sommeil. L’émouvante description que tu m’as faite des manœuvres m’a hantée. Ces dernières nuits où je dormais mal, plusieurs fois je me suis réveillée en sursaut à l’appel de la diane; positivement, je l’entendais. J’imagine si bien cette sorte d’ivresse légère dont tu parles, cette allégresse matinale, ce demi-vertige… Dans l’éblouissement glacé de l’aube, que ce plateau de Malzéville devait être beau!…
Je vais un peu moins bien depuis quelque temps; oh! rien de grave. Je crois que je t’attends un peu trop fort, simplement.
Et six semaines plus tard:
Voici ma dernière lettre, mon ami. Si peu fixé que tu sois encore sur la date de ton retour, elle ne peut beaucoup tarder; je ne pourrais plus rien t’écrire. C’est à Fongueusemare que j’aurais désiré te revoir, mais la saison est devenue mauvaise, il fait très froid et père ne parle plus que de rentrer en ville. À présent que Juliette ni Robert ne sont plus avec nous, nous pourrions aisément te loger, mais il vaut mieux que tu descendes chez tante Félicie, qui sera heureuse elle aussi de te recevoir.
À mesure que le jour de notre revoir se rapproche, mon attente devient plus anxieuse; c’est presque de l’appréhension; ta venue tant souhaitée, il me semble, à présent, que je la redoute; je m’efforce de n’y plus penser; j’imagine ton coup de sonnette, ton pas dans l’escalier, et mon cœur cesse de battre ou me fait mal… Surtout ne t’attends pas à ce que je puisse te parler… Je sens s’achever là mon passé; au-delà je ne vois rien; ma vie s’arrête…
Quatre jours après, c’est-à-dire une semaine avant ma libération, je reçus pourtant encore une lettre très brève:
Mon ami, je t’approuve entièrement de ne pas chercher à prolonger outre mesure ton séjour au Havre et le temps de notre premier revoir. Qu’aurions-nous à nous dire que nous ne nous soyons déjà écrit? Si donc des inscriptions à prendre te rappellent à Paris dès le 28, n’hésite pas, ne regrette même pas de ne pouvoir nous donner plus de deux jours. N’aurons-nous pas toute la vie?