Mon cher Jérôme, je sais le profond chagrin que te causera ce deuil, et je t’écris le cœur navré. J’ai dû m’aliter depuis deux jours et j’écris difficilement, mais ne voulais laisser personne d’autre, pas même Édouard ou Robert, te parler de celle que nous avons été sans doute tous deux seuls à connaître. Maintenant que me voici une presque vieille mère de famille et que beaucoup de cendres ont recouvert le brûlant passé, je puis souhaiter te revoir. Si quelque jour tes occupations ou ton agrément t’appelaient vers Nîmes, viens jusqu’à Aigues-Vives. Édouard serait heureux de te connaître et tous deux nous pourrions parler d’Alissa. Adieu, mon cher Jérôme. Je t’embrasse bien tristement.
Quelques jours après, j’appris qu’Alissa laissait Fongueusemare à son frère, mais demandait que tous les objets de sa chambre et quelques meubles qu’elle indiquait fussent envoyés à Juliette. Je devais recevoir prochainement des papiers qu’elle avait mis sous pli cacheté à mon nom. J’appris encore qu’elle avait demandé qu’on lui mît au cou la petite croix d’améthyste que j’avais refusée à ma dernière visite, et je sus par Édouard que cela avait été fait.
Le pli cacheté que le notaire me renvoya contenait le journal d’Alissa. J’en transcris ici nombre de pages. – Je les transcris sans commentaires. Vous imaginerez suffisamment les réflexions que je fis en les lisant et le bouleversement de mon cœur que je ne pourrais que trop imparfaitement indiquer.
Journal d’Alissa
Aigues-Vives.
Avant-hier, départ du Havre; hier, arrivée à Nîmes; mon premier voyage! N’ayant aucun souci du ménage ni de la cuisine, dans le léger désœuvrement qui s’ensuit, ce 23 mai 188., jour anniversaire de mes vingt-cinq ans, je commence un journal – sans grand amusement, un peu pour me tenir compagnie; car, pour la première fois de ma vie peut-être, je me sens seule – sur une terre différente, étrangère presque, et avec qui je n’ai pas encore lié connaissance. Ce qu’elle a à me dire est sans doute pareil à ce que me racontait la Normandie, et que j’écoute infatigablement à Fongueusemare – car Dieu n’est différent de soi nulle part – mais elle parle, cette terre méridionale, une langue que je n’ai pas encore apprise et que j’écoute avec étonnement.
24 mai.
Juliette sommeille sur une chaise longue près de moi – dans la galerie ouverte qui fait le charme de cette maison à l’italienne, de plain-pied avec la cour sablée qui continue le jardin… Juliette, sans quitter sa chaise longue, peut voir la pelouse se vallonner jusqu’à la pièce d’eau où s’ébat un peuple de canards bariolés et où naviguent deux cygnes. Un ruisseau que ne tarit, dit-on, aucun été l’alimente, puis fuit à travers le jardin qui devient bosquet toujours plus sauvage, resserré de plus en plus entre la garrigue sèche et les vignobles, et bientôt complètement étranglé.
… Édouard Teissières a fait visiter hier, à mon père, le jardin, la ferme, les celliers, les vignobles, pendant que je restais auprès de Juliette, – de sorte que ce matin, de très bonne heure, j’ai pu faire, seule, ma première promenade de découverte dans le parc. Beaucoup de plantes et d’arbres inconnus dont pourtant j’aurais voulu savoir le nom. De chacun d’eux je cueille une ramille pour me les faire nommer, au déjeuner. Je reconnais en ceux-ci les chênes verts qu’admirait Jérôme à la villa Borghèse ou Doria-Pamphili… si lointains parents de nos arbres du nord – d’expression si différente; ils abritent, presque à l’extrémité du parc, une clairière étroite, mystérieuse et se penchent au-dessus d’un gazon doux aux pieds, invitant le chœur des nymphes. Je m’étonne, m’effarouche presque de ce qu’ici mon sentiment de la nature, si profondément chrétien à Fongueusemare, malgré moi devienne un peu mythologique. Pourtant elle était encore religieuse la sorte de crainte qui de plus en plus m’oppressait. Je murmurais ces mots: hic nemus. L’air était cristallin: il faisait un silence étrange. Je songeais à Orphée, à Armide, lorsque tout à coup un chant d’oiseau, unique, s’est élevé, si près de moi, si pathétique, si pur qu’il me sembla soudain que toute la nature l’attendait. Mon cœur battait très fort; je suis restée un instant appuyée contre un arbre, puis suis rentrée avant que personne encore ne fût levé.
26 mai.
Toujours sans nouvelles de Jérôme. Quand il m’aurait écrit au Havre, sa lettre m’aurait été renvoyée… Je ne puis confier qu’à ce cahier mon inquiétude; ni la course d’hier aux Baux, ni la prière, depuis trois jours, n’ont pu m’en distraire un instant. Aujourd’hui, je ne peux écrire rien d’autre: l’étrange mélancolie dont je souffre depuis mon arrivée à Aigues-Vives n’a peut-être pas d’autre cause; – pourtant je la sens à une telle profondeur en moi-même qu’il me semble maintenant qu’elle était là depuis longtemps et que la joie dont je me disais fière ne faisait que la recouvrir.
27 mai.
Pourquoi me mentirais-je à moi-même? C’est par un raisonnement que je me réjouis du bonheur de Juliette. Ce bonheur que j’ai tant souhaité, jusqu’à offrir de lui sacrifier mon bonheur, je souffre de le voir obtenu sans peine, et différent de ce qu’elle et moi nous imaginions qu’il dût être. Que cela est compliqué! Si… je discerne bien qu’un affreux retour d’égoïsme s’offense de ce qu’elle ait trouvé son bonheur ailleurs que dans mon sacrifice – qu’elle n’ait pas eu besoin de mon sacrifice pour être heureuse.
Et je me demande à présent, à sentir quelle inquiétude me cause le silence de Jérôme: ce sacrifice était-il réellement consommé dans mon cœur? Je suis comme humiliée que Dieu ne l’exige plus de moi. N’en étais-je donc point capable?