Ma lettre ne partira pas.
5 octobre.
Dieu jaloux, qui m’avez dépossédée, emparez-vous donc de mon cœur. Toute chaleur désormais l’abandonne et rien ne l’intéressera plus. Aidez-moi donc à triompher de ce triste restant de moi-même. Cette maison, ce jardin encouragent intolérablement mon amour. Je veux fuir en un lieu où je ne verrai plus que Vous.
Vous m’aiderez à disposer pour vos pauvres de ce que je possédais de fortune; laissez-moi disposer en faveur de Robert, de Fongueusemare que je ne puis vendre aisément. J’ai bien écrit un testament, mais j’ignore la plupart des formalités nécessaires, et hier je n’ai pu causer suffisamment avec le notaire, craignant qu’il ne soupçonnât la décision que j’ai prise et n’avertît Juliette ou Robert… Je compléterai cela à Paris.
10 octobre.
Suis arrivée ici si fatiguée que j’ai dû rester couchée les deux premiers jours. Le médecin qu’on a fait venir contre mon gré parle d’une opération qu’il juge nécessaire. À quoi bon protester? mais je lui ai fait aisément croire que cette opération m’effrayait et que je préférais attendre d’avoir repris quelques forces.
J’ai pu cacher mon nom, mon adresse. J’ai déposé au bureau de la maison suffisamment d’argent pour qu’on ne fît point difficulté de me recevoir et de me garder autant de temps que Dieu va le juger encore nécessaire.
Cette chambre me plaît. La parfaite propreté suffit à l’ornement des murs. J’étais tout étonnée de me sentir presque joyeuse. C’est que je n’espère plus rien de la vie. C’est qu’il faut à présent que je me contente de Dieu, et que son amour n’est exquis que s’il occupe en nous toute la place…
Je n’ai pris avec moi d’autre livre que la Bible; mais aujourd’hui, plus haut que les paroles que j’y lis, résonne en moi ce sanglot éperdu de Pascaclass="underline"
«Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente.»
Ô trop humaine joie que mon cœur imprudent souhaitait… Est-ce pour obtenir ce cri, Seigneur! que vous m’avez désespérée?
12 octobre.
Que votre règne vienne! Qu’il vienne en moi; de sorte que vous seul régniez sur moi; et régniez sur moi tout entière. Je ne veux plus vous marchander mon cœur.
Fatiguée comme si j’étais très vieille, mon âme garde une étrange puérilité. Je suis encore la petite fille que j’étais, qui ne pouvait pas s’endormir que tout ne fût en ordre dans sa chambre, et bien pliés au chevet du lit les vêtements quittés…
C’est ainsi que je voudrais me préparer à mourir.
13 octobre.
Relu mon journal avant de le détruire. Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu’ils ressentent. Elle est de Clotilde de Vaux, je crois, cette belle parole.
À l’instant de jeter au feu ce journal, une sorte d’avertissement m’a retenue; il m’a paru qu’il ne m’appartenait déjà plus à moi-même; que je n’avais pas le droit de l’enlever à Jérôme; que je ne l’avais jamais écrit que pour lui. Mes inquiétudes, mes doutes me paraissent si dérisoires aujourd’hui que je ne puis plus y attacher d’importance ni croire que Jérôme puisse en être troublé. Mon Dieu, laissez qu’il y surprenne parfois l’accent malhabile d’un cœur désireux jusqu’à la folie de le pousser jusqu’à ce sommet de vertu que je désespérais d’atteindre.
«Mon Dieu, conduisez-moi sur ce rocher que je ne puis atteindre.»
15 octobre.
«Joie, joie, joie, pleurs de joie…»
Au-dessus de la joie humaine et par delà toute douleur, oui, je pressens cette joie radieuse. Ce rocher où je ne puis atteindre, je sais bien qu’il a nom: bonheur… Je comprends que toute ma vie est vaine sinon pour aboutir au bonheur… Ah! pourtant vous le promettiez, Seigneur, à l’âme renonçante et pure. «Heureux dès à présent, disait votre sainte parole, heureux dès à présent ceux qui meurent dans le Seigneur.» Dois-je attendre jusqu’à la mort? C’est ici que ma foi chancelle. Seigneur! Je crie à vous de toutes mes forces. Je suis dans la nuit; j’attends l’aube. Je crie à Vous jusqu’à mourir. Venez désaltérer mon cœur. De ce bonheur j’ai soif aussitôt… Ou dois-je me persuader de l’avoir? Et comme l’impatient oiseau qui crie par devant l’aurore, appelant plus qu’annonçant le jour, dois-je n’attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter?
16 octobre.
Jérôme, je voudrais t’enseigner la joie parfaite.
Ce matin une crise de vomissements m’a brisée. Je me suis sentie, sitôt après, si faible qu’un instant j’ai pu espérer de mourir. Mais non; il s’est d’abord fait dans tout mon être un grand calme; puis une angoisse s’est emparée de moi, un frisson de la chair et de l’âme; c’était comme l’éclaircissement brusque et désenchanté de ma vie. Il me semblait que je voyais pour la première fois les murs atrocement nus de ma chambre. J’ai pris peur. À présent encore j’écris pour me rassurer, me calmer. Ô Seigneur! puissé-je atteindre jusqu’au bout sans blasphème.
J’ai pu me lever encore. Je me suis mise à genoux comme un enfant…
Je voudrais mourir à présent, vite, avant d’avoir compris de nouveau que je suis seule.
J’ai revu Juliette l’an passé. Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis sa dernière lettre, celle qui m’annonçait la mort d’Alissa. Un voyage en Provence me fut une occasion de m’arrêter à Nîmes. Avenue de Feuchères, au centre bruyant de la ville, les Teissières habitent une maison d’assez belle apparence. Bien que j’eusse écrit pour annoncer ma venue, j’étais passablement ému en franchissant le seuil.
Une bonne me fit monter dans le salon où, quelques instants après, Juliette vint me rejoindre. Je crus voir la tante Plantier: même démarche, même carrure, même cordialité essoufflée. Elle me pressa tout aussitôt de questions dont elle n’attendait pas les réponses, sur ma carrière, mon installation à Paris, mes occupations, mes relations; qu’est-ce que je venais faire dans le Midi? Pourquoi n’irais-je pas jusqu’à Aigues-Vives où Édouard serait si heureux de me voir?… Puis elle me donnait des nouvelles de tous, parlait de son mari, de ses enfants, de son frère, de la dernière récolte, de la mévente… J’apprenais que Robert avait vendu Fongueusemare, pour venir habiter Aigues-Vives; qu’il était maintenant l’associé d’Édouard, ce qui permettait à celui-ci de voyager et de s’occuper plus spécialement de la partie commerciale de l’affaire, tandis que Robert restait sur les terres, améliorant et étendant les plants.
Cependant je cherchais des yeux, inquiètement, ce qui pouvait rappeler le passé. Je reconnaissais bien, parmi le mobilier neuf du salon, quelques meubles de Fongueusemare; mais ce passé qui frémissait en moi, il semblait que Juliette à présent l’ignorât ou prît à tâche de nous en distraire.
Deux garçons de douze et treize ans jouaient dans l’escalier; elle les appela pour me les présenter. Lise, l’aînée de ses enfants, avait accompagné son père à Aigues-Vives. Un autre garçon de dix ans allait rentrer de promenade; c’est celui dont Juliette m’avait annoncé la naissance prochaine en m’annonçant aussi notre deuil. Cette dernière grossesse ne s’était pas terminée sans peine; Juliette en était restée longtemps éprouvée; puis, l’an passé, comme se ravisant, elle avait donné le jour à une petite fille qu’il semblait, à l’entendre parler, qu’elle préférât à ses autres enfants.