Comment n’eussé-je pas tendu l’oreille?… Mais non, je ne pus rien distinguer. Elle reprit:
– Est-ce que tu crois qu’il deviendra quelqu’un de remarquable?
Ici la voix de l’oncle se haussa:
– Mais, mon enfant, je voudrais d’abord savoir ce que tu entends par ce mot: remarquable! Mais on peut être très remarquable sans qu’il y paraisse, du moins aux yeux des hommes… très remarquable aux yeux de Dieu.
– C’est bien ainsi que je l’entends, dit Alissa.
– Et puis… est-ce qu’on peut savoir? Il est trop jeune… Oui, certainement, il promet beaucoup; mais cela ne suffit pas pour réussir…
– Qu’est-ce qu’il faut encore?
– Mais, mon enfant, que veux-tu que je te dise? Il faut de la confiance, du soutien, de l’amour…
– Qu’appelles-tu du soutien? interrompit Alissa.
– L’affection et l’estime qui m’ont manqué, répondit tristement mon oncle; puis leur voix définitivement se perdit.
Au moment de ma prière du soir, j’eus des remords de mon indiscrétion involontaire, et me promis de m’en accuser à ma cousine. Peut-être que cette fois la curiosité d’en savoir un peu plus s’y mêlait.
Aux premiers mots que je lui dis le lendemain:
– Mais Jérôme, c’est très mal d’écouter ainsi. Tu devais nous avertir ou t’en aller.
– Je t’assure que je n’écoutais pas… que j’entendais sans le vouloir… Puis vous ne faisiez que passer.
– Nous marchions lentement.
– Oui, mais je n’entendais qu’à peine. J’ai cessé de vous entendre aussitôt… Dis, que t’a répondu mon oncle quand tu lui as demandé ce qu’il fallait pour réussir?
– Jérôme, dit-elle en riant, tu l’as parfaitement entendu! Tu t’amuses à me le faire redire.
– Je t’assure que je n’ai entendu que le commencement… quand il parlait de confiance et d’amour.
– Il a dit, après, qu’il fallait beaucoup d’autres choses.
– Mais toi, qu’est-ce que tu avais répondu?
Elle devint tout à coup très grave:
– Quand il a parlé de soutien dans la vie, j’ai répondu que tu avais ta mère.
– Oh! Alissa, tu sais bien que je ne l’aurai pas toujours… Et puis ce n’est pas la même chose…
Elle baissa le front:
– C’est aussi ce qu’il m’a répondu.
Je lui pris la main en tremblant.
– Tout ce que je serai plus tard, c’est pour toi que je le veux être.
– Mais, Jérôme, moi aussi je peux te quitter.
Mon âme entrait dans mes paroles:
– Moi, je ne te quitterai jamais.
Elle haussa un peu les épaules:
– N’es-tu pas assez fort pour marcher seul? C’est tout seul que chacun de nous doit gagner Dieu.
– Mais c’est toi qui me montres la route.
– Pourquoi veux-tu chercher un autre guide que le Christ?… Crois-tu que nous soyons jamais plus près l’un de l’autre que lorsque, chacun de nous deux oubliant l’autre, nous prions Dieu?
– Oui, de nous réunir, interrompis-je; c’est ce que je lui demande chaque matin et chaque soir.
– Est-ce que tu ne comprends pas ce que peut être la communion en Dieu?
– Je la comprends de tout mon cœur: c’est se retrouver éperdument dans une même chose adorée. Il me semble que c’est précisément pour te retrouver que j’adore ce que je sais que tu adores aussi.
– Ton adoration n’est point pure.
– Ne m’en demande pas trop. Je ferais fi du ciel si je ne devais pas t’y retrouver.
Elle mit un doigt sur ses lèvres et un peu solennellement:
– «Recherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice.»
En transcrivant nos paroles, je sens bien qu’elles paraîtront peu enfantines à ceux qui ne savent pas combien sont volontiers graves les propos de certains enfants. Qu’y puis-je? Chercherai-je à les excuser? Pas plus que je ne veux les farder pour les faire paraître plus naturelles.
Nous nous étions procuré les Évangiles dans le texte de la Vulgate et en savions par cœur de longs passages. Sous prétexte d’aider son frère, Alissa avait appris avec moi le latin; mais plutôt, je suppose, pour continuer de me suivre dans mes lectures. Et, certes, à peine osais-je prendre goût à une étude où je savais qu’elle ne m’accompagnerait pas. Si cela m’empêcha parfois, ce ne fut pas, comme on pourrait le croire, en arrêtant l’élan de mon esprit; au contraire, il me semblait qu’elle me précédât partout librement. Mais mon esprit choisissait ses voies selon elle, et ce qui nous occupait alors, ce que nous appelions: pensée, n’était souvent qu’un prétexte à quelque communion plus savante qu’un déguisement du sentiment, qu’un revêtement de l’amour.
Ma mère avait pu s’inquiéter d’abord d’un sentiment dont elle ne mesurait pas encore la profondeur; mais, à présent qu’elle sentait ses forces décliner, elle aimait à nous réunir dans un même embrassement maternel. La maladie de cœur dont elle souffrait depuis longtemps lui causait de plus en plus des fréquents malaises. Au cours d’une crise particulièrement forte, elle me fit approcher d’elle:
– Mon pauvre petit, tu vois que je vieillis beaucoup, me dit-elle; un jour je te laisserai brusquement.
Elle se tut, très oppressée. Irrésistiblement, alors je m’écriai, ce qu’il semblait qu’elle attendait que je lui dise:
– Maman…, tu sais que je veux épouser Alissa. Et ma phrase faisait suite sans doute à ses plus intimes pensées, car elle reprit aussitôt:
– Oui, c’est de cela que je voulais te parler, mon Jérôme.
– Maman! dis-je en sanglotant: tu crois qu’elle m’aime, n’est-ce pas?
– Oui, mon enfant. Elle répéta plusieurs fois tendrement: Oui, mon enfant. Elle parlait péniblement. Elle ajouta: Il faut laisser faire au Seigneur. Puis, comme j’étais incliné près d’elle, elle posa sa main sur ma tête, dit encore:
– Que Dieu vous garde, mes enfants! Que Dieu vous garde tous les deux! puis tomba dans une sorte d’assoupissement dont je ne cherchai pas à la tirer.
Cette conversation ne fut jamais reprise; le lendemain, ma mère se sentit mieux; je repartis pour mes cours, et le silence se referma sur cette demi-confidence. Du reste, qu’eussé-je appris davantage? Qu’Alissa m’aimât, je n’en pouvais douter un instant. Et quand je l’eusse fait jusqu’alors, le doute eût disparu pour jamais de mon cœur lors du triste événement qui suivit.
Ma mère s’éteignit très doucement un soir, entre Miss Ashburton et moi. La dernière crise qui l’enleva ne semblait d’abord pas plus forte que les précédentes; elle ne prit un caractère alarmant que vers la fin, avant laquelle aucun de nos parents n’eut le temps d’accourir. C’est près de la vieille amie de ma mère que je restai à veiller la chère morte la première nuit. J’aimais profondément ma mère et m’étonnais malgré mes larmes de ne point sentir en moi de tristesse; lorsque je pleurais, c’était en m’apitoyant sur Miss Ashburton, qui voyait son amie, plus jeune qu’elle de beaucoup d’années, la précéder ainsi devant Dieu. Mais la secrète pensée que ce deuil allait précipiter vers moi ma cousine dominait immensément mon chagrin.