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– Mais je ne lui parle jamais de cela! Jamais; c’est aussi pour cela que nous ne nous fiançons pas encore; jamais il n’est question de mariage entre nous, ni de ce que nous ferons ensuite. Ô Juliette! la vie avec elle m’apparaît tellement belle que je n’ose pas… comprends-tu cela? que je n’ose pas lui en parler.

– Tu veux que le bonheur la surprenne.

– Non! ce n’est pas cela. Mais j’ai peur… de lui faire peur, comprends-tu?… J’ai peur que cet immense bonheur, que j’entrevois, ne l’effraie! – Un jour, je lui ai demandé si elle souhaitait voyager. Elle m’a dit qu’elle ne souhaitait rien, et qu’il lui suffisait de savoir que ces pays existaient, qu’ils étaient beaux, qu’il était permis à d’autres d’y aller…

– Toi, Jérôme, tu désires voyager?

– Partout! la vie tout entière m’apparaît comme un long voyage – avec elle, à travers les livres, les hommes, les pays… Songes-tu à ce que signifient ces mots: lever l’ancre?

– Oui; j’y pense souvent, murmura-t-elle. Mais moi qui l’écoutais à peine et qui laissais tomber à terre ses paroles comme de pauvres oiseaux blessés, je reprenais:

– Partir la nuit; se réveiller dans l’éblouissement de l’aurore: se sentir tous deux seuls sur l’incertitude des flots…

– Et l’arrivée dans un port que tout enfant déjà l’on avait regardé sur les cartes; où tout est inconnu… Je t’imagine sur la passerelle, descendant du bateau avec Alissa appuyée à ton bras.

– Nous irions vite à la poste, ajoutai-je en riant, réclamer la lettre que Juliette nous aurait écrite…

– … de Fongueusemare, où elle serait restée, et qui vous apparaîtrait tout petit, tout triste et tout loin…

Sont-ce là précisément ses paroles? je ne puis l’affirmer, car, je vous le dis, j’étais si plein de mon amour qu’à peine entendais-je, auprès, quelque autre expression que la sienne.

Nous arrivions près du rond-point; nous allions revenir sur nos pas, quand, sortant de l’ombre, Alissa se montra tout à coup. Elle était si pâle que Juliette se récria.

– En effet, je ne me sens pas très bien, balbutia hâtivement Alissa. L’air est frais. Je crois que je ferais mieux de rentrer. Et tout aussitôt nous quittant, elle s’en retourna d’un pas rapide, vers la maison.

– Elle a entendu ce que nous disions, s’écria Juliette dès qu’Alissa se fut un peu éloignée.

– Mais nous n’avons rien dit qui puisse la peiner. Au contraire…

– Laisse-moi, dit-elle en s’élançant à la poursuite de sa sœur.

Cette nuit, je ne pus dormir. Alissa avait paru au dîner, puis s’était retirée aussitôt après, se plaignant de migraine. Qu’avait-elle entendu de notre conversation? Et je me remémorais inquiètement nos paroles. Puis je songeais que peut-être j’avais eu tort, marchant trop près de Juliette, d’abandonner mon bras autour d’elle; mais c’était habitude d’enfant; et maintes fois déjà Alissa nous avait vus marchant ainsi. Ah! triste aveugle que j’étais, cherchant mes torts en tâtonnant, de n’avoir pas songé un instant que les paroles de Juliette, que j’avais si mal écoutées et dont je me souvenais si mal, Alissa les avait peut-être mieux entendues. N’importe! égaré par mon inquiétude, épouvanté à l’idée qu’Alissa pût douter de moi, et n’imaginant pas d’autre péril, je me résolus, malgré ce que j’en avais pu dire à Juliette, et peut-être impressionné par ce qu’elle m’en avait dit, je me résolus à vaincre mes scrupules, mon appréhension et à me fiancer le lendemain.

C’était la veille de mon départ. Je pouvais attribuer à cela sa tristesse. Il me parut qu’elle m’évitait. Le jour passait sans que j’eusse pu la rencontrer seule; la crainte de devoir partir avant de lui avoir parlé me poussa jusque dans sa chambre peu de temps avant le dîner; elle mettait un collier de corail et pour l’attacher levait les bras et se penchait, tournant le dos à la porte et regardant par-dessus son épaule, dans un miroir entre deux flambeaux allumés. C’est dans le miroir qu’elle me vit d’abord et qu’elle continua de me regarder quelques instants, sans se retourner.

– Tiens! Ma porte n’était donc pas fermée? dit-elle.

– J’ai frappé; tu n’as pas répondu, Alissa, tu sais que je pars demain?

Elle ne répondit rien, mais posa sur la cheminée le collier qu’elle ne parvenait pas à agrafer. Le mot: fiançailles me paraissait trop nu, trop brutal, j’employai je ne sais quelle périphrase à la place. Dès qu’Alissa me comprit, il me parut qu’elle chancela, s’appuya contre la cheminée… mais j’étais moi-même si tremblant que craintivement j’évitais de regarder vers elle.

J’étais près d’elle et, sans lever les yeux, lui pris la main; elle ne se dégagea pas, mais, inclinant un peu son visage et soulevant un peu ma main, elle y posa ses lèvres et murmura, appuyée à demi contre moi:

– Non, Jérôme, non; ne nous fiançons pas, je t’en prie…

Mon cœur battait si fort que je crois qu’elle le sentit; elle reprit plus tendrement: – Non, pas encore…

Et comme je lui demandais:

– Pourquoi?

– Mais c’est moi qui peux te demander: pourquoi? pourquoi changer?

Je n’osais lui parler de la conversation de la veille, mais sans doute elle sentit que j’y pensais, et, comme une réponse à ma pensée, dit en me regardant fixement:

– Tu te méprends, mon ami: je n’ai pas besoin de tant de bonheur. Ne sommes-nous pas heureux ainsi?

Elle s’efforçait en vain à sourire.

– Non, puisque je dois te quitter.

– Écoute, Jérôme, je ne puis te parler ce soir… Ne gâtons pas nos derniers instants… Non, non. Je t’aime autant que jamais; rassure-toi. Je t’écrirai; je t’expliquerai. Je te promets de t’écrire, dès demain… dès que tu seras parti. – Va, maintenant! Tiens, voici que je pleure… laisse-moi.

Elle me repoussait, m’arrachait d’elle doucement – et ce furent là nos adieux, car ce soir je ne pus plus rien lui dire et, le lendemain, au moment de mon départ, elle s’enferma dans sa chambre. Je la vis à sa fenêtre me faire signe d’adieu en regardant s’éloigner la voiture qui m’emportait.

III

Je n’avais presque pas pu voir Abel Vautier cette année; devançant l’appel, il s’était engagé, tandis que je préparais ma licence en redoublant une rhétorique. De deux ans moins âgé qu’Abel, j’avais remis mon service à la sortie de l’École Normale, où tous deux nous devions entrer cette année.

Nous nous revîmes avec plaisir. Au sortir de l’armée, il avait voyagé plus d’un mois. Je craignais de le trouver changé; simplement il avait pris plus d’assurance, mais sans rien perdre de sa séduction. L’après-midi qui précéda la rentrée, et que nous passâmes au Luxembourg, je ne pus retenir ma confidence et lui parlai longuement de mon amour, que, du reste, il connaissait déjà. Il avait, cette année, acquis quelque pratique des femmes, ce qui lui permettait un air de supériorité un peu fat, mais dont je ne m’offensai point. Il me plaisanta pour ce que je n’avais pas su poser mon dernier mot, comme il disait, émettant en axiome qu’il ne faut jamais laisser une femme se ressaisir. Je le laissai dire, mais pensai que ses excellents arguments n’étaient bons ni pour moi ni pour elle et qu’il montrait tout simplement qu’il ne nous comprenait pas bien.