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Le lendemain de notre arrivée, je reçus cette lettre:

Mon cher Jérôme,

J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu me proposais (ce que je proposais! appeler ainsi nos fiançailles!). J’ai peur d’être trop âgée pour toi. Cela ne te paraît peut-être pas encore parce que tu n’as pas encore eu l’occasion de voir d’autres femmes; mais je songe à ce que je souffrirais plus tard, après m’être donnée à toi, si je vois que je ne puis plus te plaire. Tu vas t’indigner beaucoup, sans doute, en me lisant; je crois entendre tes protestations: pourtant je te demande d’attendre encore que tu sois un peu plus avancé dans la vie.

Comprends que je ne parle ici que pour toi-même, car pour moi je crois bien que je ne pourrai jamais cesser de t’aimer.

ALISSA.

Cesser de nous aimer! Mais pouvait-il être question de cela! – J’étais encore plus étonné qu’attristé, mais si bouleversé que je courus aussitôt montrer cette lettre à Abel.

– Eh bien, que comptes-tu faire? dit celui-ci, après avoir lu la lettre en hochant la tête et les lèvres serrées. Je soulevai les bras, plein d’incertitude et de désolation. – J’espère au moins que tu ne vas pas répondre! Quand on commence à discuter avec une femme, on est perdu… Écoute: en couchant au Havre samedi, nous pouvons être à Fongueusemare dimanche matin et rentrer ici pour le premier cours de lundi. Je n’ai pas revu tes parents depuis mon service; c’est un prétexte suffisant et qui me fait honneur. Si Alissa voit que ce n’est qu’un prétexte, tant mieux! Je m’occuperai de Juliette pendant que tu causeras avec sa sœur. Tu tâcheras de ne pas faire l’enfant… À vrai dire, il y a dans ton histoire quelque chose que je ne m’explique pas bien; tu n’as pas dû tout me raconter… N’importe! J’éclaircirai ça… Surtout n’annonce pas notre arrivée: il faut surprendre ta cousine et ne pas lui laisser le temps de s’armer.

Le cœur me battait fort en poussant la barrière du jardin. Juliette aussitôt vint à notre rencontre en courant. Alissa, occupée à la lingerie, ne se hâta pas de descendre. Nous causions avec mon oncle et Miss Ashburton lorsqu’enfin elle entra dans le salon. Si notre brusque arrivée l’avait troublée, du moins sut-elle n’en rien laisser voir; je pensais à ce que m’avait dit Abel et que c’était précisément pour s’armer contre moi qu’elle était restée si longtemps sans paraître. L’extrême animation de Juliette faisait paraître encore plus froide sa réserve. Je sentis qu’elle désapprouvait mon retour; du moins cherchait-elle à montrer dans son air une désapprobation derrière laquelle je n’osais chercher une secrète émotion plus vive. Assise assez loin de nous, dans un coin, près d’une fenêtre, elle paraissait tout absorbée dans un ouvrage de broderie, dont elle repérait les points en remuant les lèvres. Abel parlait; heureusement! car, pour moi, je ne m’en sentais pas la force, et sans les récits qu’il faisait de son année de service et de son voyage, les premiers instants de ce revoir eussent été mornes. Mon oncle lui-même semblait particulièrement soucieux.

Sitôt après le déjeuner, Juliette me prit à part et m’entraîna dans le jardin:

– Figure-toi qu’on me demande en mariage! s’écria-t-elle dès que nous fûmes seuls. La tante Félicie a écrit hier à papa pour lui faire part des avances d’un viticulteur de Nîmes; quelqu’un de très bien, affirme-t-elle, qui s’est épris de moi pour m’avoir rencontrée quelquefois dans le monde ce printemps.

– Tu l’as remarqué, ce Monsieur? interrogeai-je avec une involontaire hostilité contre le prétendant.

– Oui, je vois bien qui c’est. Une espèce de Don Quichotte bon enfant, sans culture, très laid, très vulgaire, assez ridicule et devant qui la tante ne pouvait garder son sérieux.

– Est-ce qu’il a… des chances? dis-je, sur un ton moqueur.

– Voyons, Jérôme! Tu plaisantes! Un négociant!… Si tu l’avais vu, tu ne m’aurais pas posé la question.

– Et… Qu’est-ce que mon oncle a répondu?

– Ce que j’ai répondu moi-même: que j’étais trop jeune pour me marier… Malheureusement, ajouta-t-elle en riant, ma tante avait prévu l’objection; dans un post-scriptum elle dit que M. Édouard Teissières, c’est son nom, consent à attendre, qu’il se déclare aussi tôt simplement pour «prendre rang»… C’est absurde; mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse? Je ne peux pourtant pas lui faire dire qu’il est trop laid!

– Non, mais que tu ne veux pas épouser un viticulteur.

Elle haussa les épaules:

– Ce sont des raisons qui n’ont pas cours dans l’esprit de ma tante… Laissons cela. – Alissa t’a écrit?

Elle parlait avec une volubilité extrême et semblait dans une grande agitation. Je lui tendis la lettre d’Alissa, qu’elle lut en rougissant beaucoup. Je crus distinguer un accent de colère dans sa voix quand elle me demanda:

– Alors, qu’est-ce que tu vas faire?

– Je ne sais plus, répondis-je. À présent que je suis ici, je sens que j’aurais plus facilement fait d’écrire, et je me reproche déjà d’être venu. Tu comprends ce qu’elle a voulu dire?

– Je comprends qu’elle veut te laisser libre.

– Mais est-ce que j’y tiens, moi, à ma liberté? Et tu comprends pourquoi elle m’écrit cela?

Elle répondit: Non, si sèchement que, sans du tout pressentir la vérité, du moins me persuadai-je dès cet instant que Juliette n’en était peut-être pas ignorante. – Puis, brusquement, tournant sur elle-même à un détour de l’allée que nous suivions:

– À présent, laisse-moi. Ce n’est pas pour causer avec moi que tu es venu. Nous sommes depuis bien trop longtemps ensemble.

Elle s’enfuit en courant vers la maison et un instant après je l’entendis au piano.

Quand je rentrai dans le salon, elle causait, sans s’arrêter de jouer, mais indolemment à présent et comme improvisant au hasard, avec Abel qui était venu la rejoindre. Je les laissai. J’errai assez longtemps dans le jardin à la recherche d’Alissa.

Elle était au fond du verger, cueillant au pied d’un mur les premiers chrysanthèmes qui mêlaient leur parfum à celui des feuilles mortes de la hêtraie. L’air était saturé d’automne. Le soleil ne tiédissait plus qu’à peine les espaliers, mais le ciel était orientalement pur. Elle avait le visage encadré, caché presque au fond d’une grande coiffe zélandaise qu’Abel lui avait rapportée de voyage et qu’elle avait mise aussitôt. Elle ne se retourna pas d’abord à mon approche, mais un léger tressaillement qu’elle ne put réprimer m’avertit qu’elle avait reconnu mon pas; et déjà je me raidissais, m’encourageais contre ses reproches et la sévérité qu’allait faire peser sur moi son regard. Mais lorsque je fus assez près, comme craintivement je ralentissais déjà mon allure, elle, sans d’abord tourner le front vers moi, mais le gardant baissé comme fait un enfant boudeur, tendit vers moi, presque en arrière, la main qu’elle avait pleine de fleurs, semblant m’inviter à venir. Et comme, au contraire, par jeu, à ce geste, je m’arrêtais, elle, se retournant enfin, fit vers moi quelques pas, relevant son visage, et je le vis plein de sourire. Éclairé par son regard, tout me parut soudain de nouveau simple, aisé, de sorte que, sans effort et d’une voix non changée, je commençai:

– C’est ta lettre qui m’a fait revenir.

– Je m’en suis bien doutée, dit-elle, puis, émoussant par l’inflexion de sa voix l’aiguillon de sa réprimande: – et c’est bien là ce qui me fâche. Pourquoi as-tu mal pris ce que je disais? C’était pourtant bien simple… (Et déjà tristesse et difficulté ne m’apparaissaient plus en effet qu’imaginaires, n’existaient plus qu’en mon esprit.) Nous étions heureux ainsi, je te l’avais bien dit, pourquoi t’étonner que je refuse lorsque tu me proposes de changer?