Michel Houellebecq
La possibilité d'une île
Pour Antonio Munoz Ballesta et sa femme Nico,
sans l'amitié et la grande gentillesse
desquels l'écriture de ce livre n'aurait pas été possible.
Soyez les bienvenus dans la vie éternelle, mes amis.
Ce livre doit sa naissance à Harriet Wolff, une journaliste allemande que j'ai rencontrée à Berlin il y a quelques années. Avant de me poser ses questions, Harriet a souhaité me raconter une petite fable. Cette fable symbolisait, selon elle, la position d'écrivain qui est la mienne.
Je suis dans une cabine téléphonique, après la fin du monde. Je peux passer autant de coups de téléphone que je veux, il n'y a aucune limite. On ignore si d'autres personnes ont survécu, ou si mes appels ne sont que le monologue d'un désaxé. Parfois l'appel est bref, comme si l'on m'avait raccroché au nez; parfois il se prolonge, comme si l'on m'écoutait avec une curiosité coupable. Il n'y a ni jour; ni nuit; la situation ne peut pas avoir de fin.
Sois la bienvenue dans la vie éternelle, Harriet.
Qui, parmi vous, mérite la vie éternelle?
Mon incarnation actuelle se dégrade; je ne pense pas qu'elle puisse tenir encore longtemps. Je sais que dans ma prochaine incarnation je retrouverai mon compagnon, le petit chien Fox.
Le bienfait de la compagnie d'un chien tient à ce qu'il est possible de le rendre heureux; il demande des choses si simples, son ego est si limité. Il est possible qu'à une époque antérieure les femmes se soient trouvées dans une situation comparable – proche de celle de l'animal domestique. Il y avait sans doute une forme de bonheur domotique lié au fonctionnement commun, que nous ne parvenons plus à comprendre; il y avait sans doute le plaisir de constituer un organisme fonctionnel, adéquat, conçu pour accomplir une série discrète de tâches – et ces tâches, se répétant, constituaient la série discrète des jours. Tout cela a disparu, et la série des tâches; nous n'avons plus vraiment d'objectif assignable; les joies de l'être humain nous restent inconnaissables, ses malheurs à l'inverse ne peuvent nous découdre. Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni d'extase; nous vivons cependant, nous traversons la vie, sans joie et sans mystère, le temps nous paraît bref.
La première fois que j'ai rencontré Marie22, c'était sur un serveur espagnol bas de gamme; les temps de connexion étaient effroyablement longs.
2711,325104,13375317,452626. À l'adresse indiquée j'eus la vision de sa chatte – saccadée, pixellisée, mais étrangement réelle. Était-elle une vivante, une morte ou une intermédiaire? Plutôt une intermédiaire, je crois; mais c'est une chose dont il était exclu de parler.
Les femmes donnent une impression d'éternité, avec leur chatte branchée sur les mystères – comme s'il s'agissait d'un tunnel ouvrant sur l'essence du monde, alors qu'il ne s'agit que d'un trou à nains tombé en désuétude. Si elles peuvent donner cette impression, tant mieux pour elles; ma parole est compatissante.
Il aurait fallu cesser. Cesser le jeu, l'intermédiation, le contact; mais il était trop tard. 258, 129, 3727313, 11324410.
La première séquence était prise d'une hauteur. D'immenses bâches de plastique gris recouvraient la plaine; nous étions au nord d'Almeria. La cueillette des fruits et des légumes qui poussaient sous les serres était naguère effectuée par des ouvriers agricoles – le plus souvent d'origine marocaine. Après l'automatisation, ils s'étaient évaporés dans les sierras environnantes.
En plus des équipements habituels – centrale électrique alimentant la barrière de protection, relais satellite, capteurs – l'unité Proyecciones XXI, 13 disposait d'un générateur de sels minéraux, et de sa propre source d'eau potable. Elle était éloignée des grands axes, et ne figurait sur aucune carte récente – sa construction était postérieure aux derniers relevés. Depuis la suppression du trafic aérien et l'établissement d'un brouillage permanent sur les bandes de transmission satellite, elle était devenue virtuellement impossible à repérer.
La séquence suivante aurait pu être un rêve. Un homme qui avait mon visage mangeait un yaourt dans une usine sidérurgique; le mode d'emploi des machines-outils était rédigé en turc; il était peu probable que la production vienne à redémarrer.
12,12, 533, 8467.
Le second message de Marie22 était ainsi libellé:
Je suis seule comme une conne
Avec mon
Con.
245535, 43, 3. Quand je dis «je», je mens. Posons le «je» de la perception – neutre et limpide. Mettons-le en rapport avec le «je» de l'intermédiation – en tant que tel, mon corps m'appartient; ou, plus exactement, j'appartiens à mon corps. Qu'observons-nous? Une absence de contact. Craignez ma parole.
Je ne souhaite pas vous tenir en dehors de ce livre; vous êtes, vivants ou morts, des lecteurs.
Cela se fait en dehors de moi; et je souhaite que cela se fasse – ainsi, dans le silence.
Le moi est la synthèse de nos échecs; mais ce n'est qu'une synthèse partielle. Craignez ma parole.
Ce livre est destiné à l'édification des Futurs. Les hommes, se diront-ils, ont pu produire cela. Ce n'est pas rien; ce n'est pas tout; nous avons affaire à une production intermédiaire.
Marie22, si elle existe, est une femme dans la même mesure où je suis un homme; dans une mesure limitée, réfutable.
J'approche, moi aussi, de la fin de mon parcours.
Nul ne sera contemporain de la naissance de l'Esprit, si ce n'est les Futurs; mais les Futurs ne sont pas des êtres, au sens où nous l'entendons. Craignez ma parole.
première partie. COMMENTAIRE DE DANIEL24
DANIEL1,1
Or, que fait un rat en éveil? Il renifle.»
Jean-Didier – Biologiste
Comme ils restent présents à ma mémoire, les premiers instants de ma vocation de bouffon! J'avais alors dix-sept ans, et je passais un mois d'août plutôt morne dans un club all inclusive en Turquie – c'est d'ailleurs la dernière fois que je devais partir en vacances avec mes parents. Ma corme de sœur- elle avait treize ans à l'époque -commençait à allumer tous les mecs. C'était au petit déjeuner; comme chaque matin une queue s'était formée pour les œufs brouillés, dont les estivants semblaient particulièrement friands. À côté de moi, une vieille Anglaise (sèche, méchante, du genre à dépecer des renards pour décorer son living-room), qui s'était déjà largement servie d'œufs, rafla sans hésiter les trois dernières saucisses garnissant le plat de métal. Il était onze heures moins cinq, c'était la fin du service du petit déjeuner, il paraissait impensable que le serveur apporte de nouvelles saucisses. L'Allemand qui faisait la queue derrière elle se figea sur place; sa fourchette déjà tendue vers une saucisse s'immobilisa à mi-hauteur, le rouge de l'indignation emplit son visage. C'était un Allemand énorme, un colosse, plus de deux mètres, au moins cent cinquante kilos. J'ai cru un instant qu'il allait planter sa fourchette dans les yeux de l'octogénaire, ou la serrer par le cou et lui écraser la tête sur le distributeur de plats chauds. Elle, comme si de rien n'était, avec cet égoïsme sénile, devenu inconscient, des vieillards, revenait en trottinant vers sa table. L'Allemand prit sur lui, je sentis qu'il prenait énormément sur lui, mais son visage recouvra peu à peu son calme et il repartit tristement, sans saucisses, en direction de ses congénères.