À partir de cet incident, je composai un petit sketch relatant une révolte sanglante dans un club de vacances, déclenchée par des détails minimes contredisant la formule all inclusive; une pénurie de saucisses au petit déjeuner, suivie d'un supplément à payer pour le minigolf. Le soir même je présentai ce sketch lors de la soirée «Vous avez du talent!» (un soir par semaine le spectacle était composé de numéros proposés par les vacanciers, à la place des animateurs professionnels); j'interprétais tous les personnages à la fois, débutant ainsi dans la voie du one man show dont je ne devais pratiquement plus sortir, tout au long de ma carrière. Presque tout le monde venait au spectacle d'après-dîner, il n'y avait pas grand-chose à foutre jusqu'à l'ouverture de la discothèque; cela faisait déjà un public de huit cents personnes. Ma prestation obtint un succès très vif, beaucoup riaient aux larmes et il y eut des applaudissements nourris. Le soir même, à la discothèque, une jolie brune appelée Sylvie me dit que je l'avais beaucoup fait rire, et qu'elle appréciait les garçons qui avaient le sens de l'humour. Chère Sylvie. C'est ainsi que je perdis ma virginité, et que se décida ma vocation.
Après mon baccalauréat, je m'inscrivis à un cours d'acteurs; s'ensuivirent des années peu glorieuses pendant lesquelles je devins de plus en plus méchant, et par conséquent de plus en plus caustique; le succès, dans ces conditions, finit par arriver – d'une ampleur, même, qui me surprit. J'avais commencé par des petits sketches sur les familles recomposées, les j ournalistes du Monde, la médiocrité des classes moyennes en général -je réussissais très bien les tentations incestueuses des intellectuels en milieu de carrière face à leurs filles ou belles-filles, le nombril à l'air et le string dépassant du pantalon. En résumé, j'étais un observateur acéré de la réalité contemporaine; on me comparait souvent à Pierre Desproges. Tout en continuant à me consacrer au one man show, j'acceptai parfois des invitations dans des émissions de télévision que je choisissais pour leur forte audience et leur médiocrité générale. Je ne manquais jamais de souligner cette médiocrité, subtilement toutefois: il fallait que le présentateur se sente un peu en danger, mais pas trop. En somme, j'étais un bonprofessionnel; j'étais juste un peu surfait. Je n'étais pas le seul.
Je ne veux pas dire que mes sketches n'étaient pas drôles; drôles, ils l'étaient. J'étais, en effet, un observateur acéré de la réalité contemporaine; il me semblait simplement que c'était si élémentaire, qu'il restait si peu de choses à observer dans la réalité contemporaine: nous avions tant simplifié, tant élagué, tant brisé de barrières, de tabous, d'espérances erronées, d'aspirations fausses; il restait si peu, vraiment. Sur le plan social il y avait les riches, il y avait les pauvres, avec quelques fragiles passerelles – l'ascenseur social, sujet sur lequel il était convenu d'ironiser; la possibilité plus sérieuse de se ruiner. Sur le plan sexuel il y avait ceux qui inspiraient le désir, et ceux qui n'en inspiraient aucun: mécanisme exigu, avec quelques complications de modalité (l'homosexualité, etc.), quand même aisément résumable à la vanité et à la compétition narcissique, déjà bien décrites par les moralistes français trois siècles auparavant. Il y avait bien sûr par ailleurs les braves gens, ceux qui travaillent, qui opèrent la production effective des denrées, ceux aussi qui – de manière quelque peu comique, ou pathétique si l'on veut (mais j'étais, avant tout, un comique) -se sacrifient pour leurs enfants; ceux qui n'ont ni beauté dans leur jeunesse, ni ambition plus tard, ni richesse jamais; qui adhèrent cependant de tout cœur – et même les premiers, avec plus de sincérité que quiconque – aux valeurs de la beauté, de la jeunesse, de la richesse, de l'ambition et du sexe; ceux qui forment, en quelque sorte, le liant de la sauce. Ceux – là ne pouvaient, j'ai le regret de le dire, pas constituer un sujet. J'en introduisais quelques-uns dans mes sketches pour donner de la diversité, de l'effet de réel; je commençais quand même sérieusement à me lasser. Le pire est que j'étais considéré comme un humaniste; un humaniste grinçant, certes, mais un humaniste. Voici, pour situer, une des plaisanteries qui émaillaient mes spectacles:
«Tu sais comment on appelle le gras qu'y a autour du vagin?
– Non.
– La femme.»
Chose étrange, j'arrivais à placer ce genre de trucs sans cesser d'avoir de bonnes critiques dans Elle et dans Télérama; il est vrai que l'arrivée des comiques beurs avait revalidé les dérapages machistes, et que je dérapais concrètement avec grâce: lâchage de carres, reprise, tout dans le contrôle. Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de pouvoir grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale.
Mon humanisme supposé reposait en réalité sur des bases bien minces: une vague saillie sur les buralistes, une allusion aux cadavres des clandestins nègres rejetés sur les côtes espagnoles avaient suffi à me valoir une réputation d'homme de gauche et de défenseur des droits de l'homme. Homme de gauche, moi? J'avais occasionnellement pu introduire dans mes sketches quelques altermondialistes, vaguement jeunes, sans leur donner de rôle immédiatement antipathique; j'avais occasionnellement pu céder à une certaine démagogie: j'étais, je le répète, un bon professionnel. Par ailleurs j'avais une tête d'Arabe, ce qui facilite; le seul contenu résiduel de la gauche en ces années c'était Pantiracisme, ou plus exactement le racisme antiblancs. Je ne comprenais d'ailleurs pas très bien d'où me venait ce faciès d'Arabe, de plus en plus caractéristique au fil des années: ma mère était d'origine espagnole et mon père, à ma connaissance, breton. Ma sœur par exemple, la petite pétasse, avait indiscutablement le type méditerranéen, mais elle n'était pas moitié aussi basanée que moi, et ses cheveux étaient lisses. On aurait pu s'interroger: ma mère s'était-elle montrée d'une fidélité scrupuleuse? Ou avais-je pour géniteur un Mustapha quelconque? Ou même -autre hypothèse – un Juif? Fuck with that: les Arabes venaient à mes spectacles, massivement – les Juifs aussi d'ailleurs, quoique un peu moins; et tous ces gens payaient leur ticket, plein tarif. On se sent concerné par les circonstances de sa mort, c'est certain; par les circonstances de sa naissance, c'est plus douteux.
Quant aux droits de l'homme, bien évidemment, je n'en avais rien à foutre; c'est à peine si je parvenais à m'intéresser aux droits de ma queue.