À l'époque où je rencontrai Isabelle, je devais en être à six millions d'euros. Un personnage balzacien, à ce stade, achète un appartement somptueux, qu'il emplit d'objets d'art, et se ruine pour une danseuse. J'habitais un trois pièces banal, dans le XIVe arrondissement, et je n'avais jamais couché avec une top model – je n'en avais même jamais éprouvé l'envie. Il me semblait juste, une fois, avoir copule avec un mannequin intermédiaire; je n'en gardais pas un souvenir impérissable. La fille était bien, plutôt de gros seins, mais enfin pas plus que beaucoup d'autres; j'étais, à tout prendre, moins surfait qu'elle.
L'entretien eut lieu dans ma loge, après un spectacle qu'il faut bien qualifier de triomphal. Isabelle était alors rédactrice en chef de Lolita, après avoir longtemps travaillé pour 20 Ans. Je n'étais pas très chaud pour cette interview au départ; en feuilletant le magazine, j'avais quand même été surpris par l'incroyable niveau de pétasserie qu'avaient atteint les publications pour jeunes filles: les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l'utilisation raisonnée des Chupa-Chups… tout y était. «Oui, mais ils ont un positionnement bizarre…» avait insisté l'attachée de presse. «Et puis, le fait que la rédactrice en chef se déplace elle-même, je crois que c'est un signe…»
Il y a paraît-il des gens qui ne croient pas au coup de foudre; sans donner à l'expression son sens littéral il est évident que l'attraction mutuelle est, dans tous les cas, très rapide; dès les premières minutes de ma rencontre avec Isabelle j'ai su que nous allions avoir une histoire ensemble, et que ce serait une histoire longue; j'ai su qu'elle en avait elle-même conscience. Après quelques questions de démarrage sur le trac, mes méthodes de préparation, etc., elle se tut. Je feuilletai à nouveau le magazine.
«C'est pas vraiment des Lolitas… observai-je finalement. Elles ont seize, dix-sept ans.
– Oui, convint-elle; Nabokov s'est trompé de cinq ans. Ce qui plaît à la plupart des hommes ce n'est pas le moment qui précède la puberté, c'est celui qui la suit immédiatement. De toute façon, ce n'était pas un très bon écrivain.»
Moi non plus je n'avais jamais supporté ce pseudopoète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n'avait même pas eu la chance de disposer de l'élan qui, chez l'Irlandais insane, permet parfois de passer sur l'accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m'avait toujours fait penser le style de Nabokov.
«Mais justement, poursuivit-elle, si un livre aussi mal écrit, handicapé de surcroît par une erreur grossière concernant l'âge de l'héroïne, parvient malgré tout à être un très bon livre, jusqu'à constituer un mythe durable, et à passer dans le langage courant, c'est que l'auteur est tombé sur quelque chose d'essentiel.»
Si nous étions d'accord sur tout, l'interview risquait d'être assez plate. «On pourrait continuer en dînant… proposa-t-elle. Je connais un restaurant tibétain rue des Abbesses.»
Naturellement, comme dans toutes les histoires sérieuses, nous avons couché ensemble dès la première nuit. Au moment de se déshabiller elle eut un petit moment de gêne, puis de fierté: son corps était incroyablement ferme et souple. C'est bien plus tard que je devais apprendre qu'elle avait trente-sept ans; sur le moment je lui en donnai, tout au plus, trente.
«Comment est-ce que tu fais pour t'entretenir? lui demandai-je.
– La danse classique.
– Pas de stretching, d'aérobic, rien de ce genre?
– Non, tout ça c'est des conneries; tu peux me croire sur parole, ça fait dix ans que je bosse dans les magazines féminins. Le seul truc qui marche vraiment, c'est la danse classique. Seulement c'est dur, il faut une vraie discipline; mais ça me convient, je suis plutôt psychorigide.
– Toi, psychorigide?
– Oui, oui… Tu verras.»
Ce qui me frappe avec le recul, lorsque je repense à Isabelle, c'est l'incroyable franchise de nos rapports, dès les premiers moments, y compris sur des sujets où les femmes préfèrent d'ordinaire conserver un certain mystère dans la croyance erronée que le mystère ajoute une touche d'érotisme à la relation, alors que la plupart des hommes sont au contraire violemment excités par une approche sexuelle directe. «Ce n'est pas bien difficile, de faire jouir un homme… m'avait-elle dit, mi-figue mi-raisin, lors de notre premier dîner dans le restaurant tibétain; en tout cas, moi, j'y suis toujours parvenue.» Elle disait vrai. Elle disait vrai, aussi, lorsqu'elle affirmait que le secret n'a rien de spécialement extraordinaire ni d'étrange. «Il suffit, continua-t-elle en soupirant, de se souvenir que les hommes ont des couilles. Que les hommes aient une bite ça les femmes le savent, elles ne le savent même que trop, depuis que les hommes sont réduits au statut d'objet sexuel elles sont littéralement obsédées par leurs bites; mais lorsqu'elles font l'amour elles oublient, neuf fois sur dix, que les couilles sont une zone sensible. Que ce soit pour une masturbation, une pénétration ou une pipe, il faut, de temps en temps, poser sa main sur les couilles de l'homme, soit pour un effleurement, une caresse, soit pour une pression plus forte, tu t'en rends compte suivant qu'elles sont plus ou moins dures. Voilà, c'est tout.»
Il devait être cinq heures du matin et je venais de jouir en elle et ça allait, ça allait vraiment bien, tout était réconfortant et tendre et je sentais que j'étais en train d'entrer dans une phase heureuse de ma vie, lorsque je remarquai, sans raison précise, la décoration de la chambre – je me souviens qu'à cet instant la clarté lunaire tombait sur une gravure de rhinocéros, une gravure ancienne, du genre qu'on trouve dans les encyclopédies animales du XIXe siècle.
«Ça te plaît, chez moi?
– Oui, tu as du goût.
– Ça te surprend que j'aie du goût alors que je travaille pour un journal de merde?»
Décidément, il allait être bien difficile de lui dissimuler mes pensées. Cette constatation, curieusement, me remplit d'une certaine joie; je suppose que c'est un des signes de l'amour authentique.
«Je suis bien payée… Tu sais, souvent, il ne faut pas chercher plus loin.
– Combien?
– Cinquante mille euros par mois.
– C'est beaucoup, oui; mais en ce moment je gagne plus.
– C'est normal. Tu es un gladiateur, tu es au centre de l'arène. C'est normal que tu sois bien payé: tu risques ta peau, tu peux tomber à chaque instant.
– Ah…»
Là, je n'étais pas tout à fait d'accord; je me souviens d'en avoir ressenti une nouvelle joie. C'est bien d'être en accord parfait, de s'entendre sur tous les sujets, dans un premier temps c'est même indispensable; mais il est bien, aussi, d'avoir des divergences minimes, ne serait-ce que pour pouvoir les résorber ensuite par une discussion facile.
«Je suppose que tu as dû coucher avec pas mal de filles qui venaient à tes spectacles… poursuivit-elle.
– Quelques-unes, oui.»
Pas tant que ça, en réalité: il y en avait peut-être eu cinquante, cent au grand maximum; mais je m'abstins de préciser que la nuit que nous venions de vivre était de très loin la meilleure; je sentais qu'elle le savait. Pas par forfanterie ni par vanité exagérée, juste par intuition, par sens des rapports humains; par une appréciation exacte, aussi, de sa propre valeur erotique.
«Si les filles sont attirées sexuellement par les types qui montent sur scène, poursuivit-elle, ce n'est pas uniquement qu'elles recherchent la célébrité; c'est aussi qu'elles sentent qu'un individu qui monte sur scène risque sa peau, parce que le public est un gros animal dangereux, et qu'il peut à tout instant anéantir sa créature, la chasser, l'obliger à s'enfuir sous la honte et les quolibets. La récompense qu'elles peuvent offrir au type qui risque sa peau en montant sur scène, c'est leur corps; c ‘est exactement la même chose qu'avec un gladiateur, ou un torero. Il serait stupide de s'imaginer que ces mécanismes primitifs ont disparu: je les connais, je les utilise, je gagne ma vie avec. Je connais exactement le pouvoir d'attraction erotique du rugbyman, celui de la rock star, de l'acteur de théâtre ou du coureur automobile: tout cela se distribue selon des schémas très anciens, avec de petites variations de mode ou d'époque. Un bon journal pour jeunes filles, c'est celui qui sait anticiper – légèrement – les variations.»