Je réfléchis une bonne minute; il fallait que je lui fasse comprendre mon point de vue. C'était important, ou pas – disons que j'en avais envie.
«Tu as entièrement raison… dis-je. Sauf que, dans mon cas, je ne risque rien.
– Pourquoi?» Elle s'était redressée sur le lit, et me considérait avec surprise.
«Parce que, même s'il prenait au public l'envie de me virer, il ne pourrait pas le faire; il n'a personne à mettre à ma place. Je suis, très exactement, irremplaçable.»
Elle fronça les sourcils, me regarda; le jour était levé maintenant, je voyais ses mamelons bouger au rythme de sa respiration. J'avais envie d'en prendre un dans ma bouche, de téter et de ne plus penser à rien; je me dis quand même qu'il valait mieux la laisser réfléchir un peu. Ça ne lui prit pas plus de trente secondes; c'était vraiment une fille intelligente.
«C'est vrai, dit-elle. Il y a chez toi une franchise tout à fait anormale. Je ne sais pas si c'est un événement particulier de ta vie, une conséquence de ton éducation ou quoi; mais il n'y a aucune chance que le phénomène se reproduise dans la même génération. Effectivement, les gens ont besoin de toi plus que tu n'as besoin d'eux – les gens de mon âge, tout du moins. Dans quelques années, ça va changer. Tu connais le journal où je travaille: ce que nous essayons de créer c'est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l'humour, qui vivra jusqu'à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe; une génération de kids définitifs. Nous allons y parvenir, bien sûr; et, dans ce monde-là, tu n'auras plus ta place. Mais je suppose que ce n'est pas trop grave, tu as dû avoir le temps de mettre de l'argent de côté.
– Six millions d'euros.» J'avais répondu machinalement, sans même y penser; il y avait une autre question qui me tarabustait, depuis quelques minutes:
«Ton journal… En fait, je ne ressemble pas du tout à ton public. Je suis cynique, amer, je ne peux intéresser que des gens un peu enclins au doute, des gens qui commencent à être dans une ambiance de fin de partie; l'interview ne peut pas rentrer dans ta ligne éditoriale.
– C'est vrai…» dit-elle calmement, avec un calme qui me paraît rétrospectivement surprenant – elle était si limpide et si franche, si peu douée pour le mensonge.
«Il n'y aura pas d'interview; c'était juste un prétexte pour te rencontrer.»
Elle me regardait droit dans les yeux, et j'étais dans un tel état que ces seules paroles suffirent à me faire bander. Je crois qu'elle fut émue par cette érection si sentimentale, si humaine; elle se rallongea près de moi, posa sa tête au creux de mon épaule et entreprit de me branler. Elle prit son temps, serrant mes couilles dans le creux de la paume, variant l'amplitude et la vigueur des mouvements de ses doigts. Je me détendis, m'abandonnant complètement à la caresse. Quelque chose naissait entre nous, comme un état d'innocence, et j'avais manifestement surestimé l'ampleur de mon cynisme. Elle habitait dans le XVIe arrondissement, sur les hauteurs de Passy; au loin, un métro aérien traversait la Seine. La journée s'installait, la rumeur de la circulation devenait perceptible; le sperme jaillit sur ses seins. Je la pris dans mes bras.
«Isabelle… lui dis-je à l'oreille, j'aimerais bien que tu me racontes comment tu es arrivée dans ce journal.
– Ça fait à peine plus d'un an, Lolita n'en est qu'à son numéro 14. Je suis restée très longtemps à 20 Ans, j'ai occupé tous les postes; Evelyne, la rédactrice en chef, se reposait entièrement sur moi. À la fin, juste avant que le journal soit racheté, elle m'a nommée rédactrice en chef adjointe; c'était bien le moins, depuis deux ans c'est moi qui faisais tout le travail à sa place. Ça ne l'empêchait pas de me détester; je me souviens du regard de haine qu'elle m'a lancé quand elle m'a transmis l'invitation de Lajoinie. Tu vois qui c'est, Lajoinie, ça te dit quelque chose?
– Un peu…
– Oui, il n'est pas tellement connu du grand public. Il était actionnaire de 20 Ans, actionnaire minoritaire, mais c'est lui qui avait poussé à la revente; c'est un groupe italien qui avait racheté. Evelyne, évidemment, était virée; les Italiens étaient prêts à me garder, mais si Lajoinie m'invitait à brancher chez lui un dimanche matin c'est qu'il avait autre chose pour moi; Evelyne le sentait, bien entendu, et c'est ça qui la rendait folle de rage. Il habitait dans le Marais, tout près de la place des Vosges. En arrivant, j'ai quand même eu un choc: il y avait Karl Lagerfeld, Naomi Campbell, Tom Cruise, Jade Jagger, Björk… Enfin, ce n'était pas exactement le genre de gens que j'étais habituée à fréquenter.
– Ce n'est pas lui qui a créé ce magazine pour pédés qui marche très fort?
Pas vraiment, au départ GQ n'était pas ciblé pédés, plutôt macho second degré: des bimbos, des bagnoles, un peu d'actualité militaire; c'est vrai qu'au bout de six mois ils se sont aperçu qu'il y avait énormément de gays parmi les acheteurs, mais c'était une surprise, je ne crois pas qu'ils aient réussi à cerner exactement le phénomène. De toute façon il a revendu peu de temps après, et c'est ça qui a énormément impressionné la profession: il a revendu GQ au plus haut, alors qu'on pensait qu'il allait encore monter, et il a lancé 21. Depuis GQ a périclité, je crois qu'ils ont perdu 40 % en diffusion nationale, et 21 est devenu le premier mensuel masculin – ils viennent de dépasser Le Chasseur français. Leur recette, à eux, est très simple: strictement métrosexuel. La remise en forme, les soins de beauté, les tendances. Pas un poil de culture, pas un gramme d'actu; pas d'humour. Bref, je me demandais vraiment ce qu'il allait me proposer. Il m'a accueillie très gentiment, m'a présentée à tout le monde, m'a fait asseoir en face de lui. " J'ai beaucoup d'estime pour Evelyne…" a-t-il commencé. J'ai essayé de ne pas sursauter: personne ne pouvait avoir d'estime pour Evelyne; cette vieille alcoolique pouvait inspirer le mépris, la compassion, le dégoût, enfin différentes choses, mais en aucun cas l'estime. Je devais m'apercevoir plus tard que c'était sa méthode de gestion de personneclass="underline" ne dire du mal de personne, en aucune circonstance, jamais; toujours au contraire couvrir les autres d'éloges, aussi immérités soient-ils -sans évidemment s'interdire de les virer le moment venu. J'étais quand même un peu gênée, et je tentai de détourner la conversation sur 21.
«"Nous devons… " il parlait bizarrement, en détachant les syllabes, un peu comme s'il s'exprimait dans une langue étrangère, "mes confrères sont, c'est mon im-pres-sion, beaucoup trop pré-oc-cup-pés par la presse a-mé-ri-caine. Nous res-tons des Eu-rop-pé-ens… Pour nous, la ré-fé-rence, c'est ce qui se passe en An-gle-terre…"
«Bon, évidemment 21 était copié sur une référence anglaise, mais GQ également; ça n'expliquait pas comment il avait senti qu'il fallait passer de l'un à l'autre. Y avait-il eu des études en Angleterre, un glissement du public?