Malgré cette nouvelle orientation vers la monogamie – orientation implicite d'ailleurs, Vincent n'avait fait aucune déclaration dans ce sens, n'avait donné aucune directive, l'élection unique qu'il avait faite de Susan avait tout du choix purement individuel -, la semaine qui suivit la «résurrection» fut marquée par une activité sexuelle renforcée, plus libre, plus diverse, j'entendis même parler de véritables orgies collectives. Les couples présents dans le centre ne semblaient pourtant nullement en souffrir, on n'observait aucune rupture des relations conjugales, ni même aucune dispute. Peut-être la perspective plus proche de l'immortalité donnait-elle déjà quelque consistance à cette notion d'amour non-possessif que le prophète avait prêchée tout au long de sa vie sans jamais vraiment réussir à convaincre personne; je crois surtout que la disparition de son écrasante présence masculine avait libéré les adeptes, leur avait donné envie de vivre des moments plus légers et plus ludiques.
Ce qui m'attendait dans ma propre vie avait peu de chances d'être aussi drôle, j'en avais de plus en plus nettement le pressentiment. Ce ne fut que la veille de mon départ que je parvins, enfin, à joindre Esther: elle m'expliqua qu'elle avait été très occupée, elle avait interprété le rôle principal dans un court métrage, c'était un coup de chance, elle avait été prise au dernier moment, et le tournage avait démarré juste après ses examens -qu'elle avait, par ailleurs, brillamment réussis; en résumé, elle ne me parla que d'elle. Elle était au courant, pourtant, des événements survenus à Lanzarote, et savait que j'en avais été le témoin direct. «Que fuerte!» s'exclama-t-elle, ce qui me parut un commentaire un peu mince; je me rendis compte alors qu'avec elle aussi je garderais le silence, que je m'en tiendrais à la version usuelle d'une supercherie probable, sans jamais indiquer que j'avais été à ce point mêlé aux événements, et que Vincent était peut-être la seule personne au monde avec qui j'aurais la possibilité, un jour, d'en parler. Je compris alors pourquoi les éminences grises, et même les simples témoins d'un événement historique dont les déterminants profonds sont restés ignorés du grand public, éprouvent à un moment ou à un autre le besoin de libérer leur conscience, de coucher ce qu'ils savent sur le papier.
Vincent m'accompagna le lendemain à l'aéroport d'Arrecife, il conduisait lui-même le 4x4. Au moment où nous longions de nouveau cette plage étrange, au sable noir parsemé de petits cailloux blancs, je tentai de lui expliquer ce besoin que j'éprouvais d'une confession écrite. Il m'écouta avec attention et après que nous nous fûmes garé sur le parking, juste devant le hall des départs, il me dit qu'il comprenait, et me donna l'autorisation d'écrire ce que j'avais vu. Il fallait simplement que le récit ne soit publié qu'après ma mort, ou du moins que j'attende pour le publier, ou d'ailleurs pour le faire lire à qui que ce soit, une autorisation formelle du conseil directeur de l'Église – à savoir le triumvirat qu'il formait avec Savant et Flic. Au-delà de ces conditions que j'acceptai facilement – et je savais qu'il me faisait confiance – je le sentais pensif, comme si ma demande venait de l'entraîner dans des réflexions floues, qu'il avait encore du mal à démêler.
Nous attendîmes l'heure de mon embarquement dans une salle aux immenses baies vitrées qui surplombait les pistes. Les volcans se découpaient dans le lointain, présences familières, presque rassurantes sous le ciel d'un bleu sombre. Je sentais que Vincent aurait souhaité donner à ces adieux un tour plus chaleureux, de temps en temps il me pressait le bras, ou me prenait par les épaules; mais il ne trouvait pas réellement les mots, et ne savait pas réellement faire les gestes. Le matin même j'avais subi le prélèvement d'ADN, et faisais donc officiellement partie de l'Église. Au moment où une hôtesse annonçait l'embarquement du vol pour Madrid, je me dis que cette île au climat tempéré, égal, où l'ensoleillement et la température ne connaissaient tout au long de l'année que des variations minimes, était bien l'endroit idéal pour accéder à la vie éternelle.
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En effet, Vincentl nous apprend que c'est à la suite de cette conversation avec Daniel1 sur le parking de l'aéroport d'Arrecife qu'il eut pour la première fois l'idée du récit de vie, d'abord introduit comme une annexe, un simple palliatif en attendant que progressent les travaux de Slotanl sur le câblage des réseaux mémoriels, mais qui devait prendre une si grande importance à la suite des conceptualisations logiques de Pierce.
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J'avais deux heures d'attente à l'aéroport de Madrid avant l'embarquement du vol pour Almeria; ces deux heures suffirent à balayer l'état d'étrangeté abstraite dans lequel m'avait laissé le séjour chez les élohimites et à me replonger intégralement dans la souffrance, comme on entre, pas à pas, dans une eau glacée; en remontant dans l'avion, malgré la chaleur ambiante, je tremblais déjà littéralement d'angoisse. Esther savait que je repartais le jour même, et il m'avait fallu un effort énorme pour ne pas lui avouer que j'avais deux heures d'attente à l'aéroport de Madrid, la perspective de l'entendre me dire que c'était trop court pour deux heures, le trajet en taxi, etc., m'étant à peu près insupportable. Il n'empêche que pendant ces deux heures, errant entre les magasins de CD qui faisaient une promotion éhontée du dernier disque de David Bisbal (elle avait figuré, assez dénudée, dans un des clips récents du chanteur), les Punta de Fumadores et les boutiques de fringues Jennyfer, j'avais la sensation de plus en plus insoutenable de percevoir son jeune corps, érotisé dans une robe d'été, traverser les rues de la ville, à quelques kilomètres de là, sous le regard admiratif des garçons. Je m'arrêtai à «Tap Tap Tapas» et commandai des saucisses écœurantes baignant dans une sauce très grasse, que j'accompagnai de plusieurs bières; je sentais mon estomac se gonfler, se remplir de merde, et l'idée me traversa d'accélérer consciemment le processus de destruction, de devenir vieux, répugnant et obèse pour mieux me sentir définitivement indigne du corps d'Esther. Au moment où j'entamais ma quatrième Mahou la radio du bar diffusa une chanson, je ne connaissais pas l'interprète mais ce n'était pas David Bisbal, plutôt un latino traditionnel, avec ces tentatives de vocalises que les jeunes Espagnols trouvaient à présent ridicules, un chanteur pour ménagères plutôt qu'un chanteur pour minettes en somme, toujours est-il que le refrain était: «Mujer es fatal », et je me rendis compte que cette chose si simple, si niaise, je ne l'avais jamais entendu exprimer aussi exactement, et que la poésie lorsqu'elle parvenait à la simplicité était une grande chose, the big thing décidément, le mot fatal en espagnol convenait à merveille, je n'en voyais aucun autre qui corresponde mieux à ma situation, c'était un enfer, un enfer authentique, j'étais moi-même rentré dans le piège, j'avais souhaité y rentrer mais je ne connaissais pas la sortie et je n'étais même pas certain de vouloir sortir, c'était de plus en plus confus dans mon esprit si tant est que j'en eusse un, j'avais en tout cas un corps, un corps souffrant et ravagé par le désir.