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«"Pas à ma con-nais-sance… Vous êtes très jolie… " poursuivit-il sans relation apparente. "Vous pourriez être plus mé-dia-tique… "

«J'étais assise juste à côté de Karl Lagerfeld, qui mangeait sans discontinuer: il se servait dans le plat de saumon à pleines mains, trempait les morceaux dans la sauce à la crème et à Paneth, enfournait le tout. Tom Cruise lui jetait de temps à autre des regards écœurés; Bjôrk par contre semblait absolument fascinée – il faut dire qu'elle avait toujours essayé de se la jouer poésie des sagas, énergie islandaise, etc., alors qu'elle était en fait conventionnelle et maniérée à l'extrême: ça ne pouvait que l'intéresser de se trouver en présence d'un sauvage authentique. J'ai soudain pris conscience qu'il aurait suffi d'enlever au couturier sa chemise à jabot, sa lavallière, son smoking à revers de satin, et de le recouvrir de peaux de bêtes: il aurait été parfait dans le rôle d'un Teuton des origines. Il attrapa une pomme de terre bouillie, la recouvrit largement de caviar avant de s'adresser à moi: "Il faut être médiatique, même un petit peu. Moi, par exemple, je suis très médiatique. Je suis une grosse patate médiatique…" Je crois qu'il venait d'abandonner son deuxième régime, en tout cas il avait déjà écrit un livre sur le premier.

«Quelqu'un a mis de la musique, il y a eu un petit mouvement de foule, je crois que Naomi Campbell s'est mise à danser. Je continuais à fixer Lajoinie, attendant sa proposition. En désespoir de cause j'ai engagé la conversation avec Jade Jagger, on a dû parler de Formentera ou quelque chose du genre, un sujet facile, mais elle m'a fait bonne impression, c'était une fille intelligente et sans manières; Lajoinie avait les yeux mi-clos, il semblait s'être assoupi, mais je crois maintenant qu'il observait comment je me comportais avec les autres – ça aussi, ça faisait partie de ses méthodes de gestion de personnel. À un moment donné il a grommelé quelque chose mais je n'ai pas entendu, la musique était trop forte; puis il a jeté un bref regard agacé sur sa gauche: dans un coin de la pièce, Karl Lagerfeld s'était mis à marcher sur les mains; Bjôrk le regardait en riant aux éclats. Puis le couturier est venu se rasseoir, m'a donné une grande claque sur les épaules en hurlant: "Ça va? Ça va bien?" avant d'avaler trois anguilles coup sur coup. "C'est vous la plus belle femme ici! Vous les écrasez toutes!…" puis il a attrapé le plateau de fromages; je crois qu'il m'avait vraiment prise en affection. Lajoinie le regardait dévorer le livarot avec incrédulité. "Tu es vraiment une grosse patate, Karl…" fit-il dans un souffle; puis il se retourna vers moi et prononça: "Cinquante mille euros." Et c'est tout; c'est tout ce qu'il a dit ce jour-là.

«Le lendemain je suis passée à son bureau, il m'en a expliqué un peu plus. Le magazine devait s'appeler Lolita. "Une question de décalage… " dit-il. Je comprenais à peu près ce qu'il voulait dire: 20 Ans, par exemple, était surtout acheté par des filles de quinze, seize ans qui voulaient paraître affranchies sur tout, en particulier sur le sexe; avec Lolita, il voulait opérer le décalage inverse. "Notre cible commence à dix ans… dit-il; mais il n'y a pas de limite supérieure."Son pari, c'était que, de plus en plus, les mères tendraient à copier leurs filles. Il y a évidemment un certain ridicule pour une femme de trente ans à acheter un magazine appelé Lolita; mais pas davantage qu'un top moulant, ou un mini-short. Son pari, c'était que le sentiment du ridicule, qui avait été si vif chez les femmes, en particulier chez les femmes françaises, allait peu à peu disparaître au profit de la fascination pure pour une jeunesse sans limites.

– «Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a gagné son pari. L'âge moyen de nos lectrices est de vingt-huit ans – et ça augmente un peu tous les mois. Pour les responsables de pub, on est en train de devenir le féminin de référence – je te le dis comme on me l'a dit, mais j'ai un peu de mal à le croire. Je pilote, j'essaie de piloter, ou plutôt je fais semblant de piloter, mais au fond je n'y comprends plus rien. Je suis une bonne professionnelle, c'est vrai, je t'ai dit que j'étais un peu psychorigide, ça vient de là: il n'y a jamais de coquilles dans le journal, les photos sont bien cadrées, on sort toujours à la date prévue; mais le contenu… C'est normal que les gens aient peur de vieillir, surtout les femmes, ça a toujours été comme ça, mais là… Ça dépasse tout ce qu'on peut imaginer; je crois qu'elles sont devenues complètement folles.»

DANIEL24,2

Aujourd'hui que tout apparaît, dans la clarté du vide, j'ai la liberté de regarder la neige. C'est mon lointain prédécesseur, l'infortuné comique, qui avait choisi de vivre ici, dans la résidence qui s'élevait jadis – des fouilles l'attestent, et des photographies – à l'emplacement de l'unité Proyecciones XXI,13. Il s'agissait alors – c'est étrange à dire, et aussi un peu triste – d'une résidence balnéaire.

La mer a disparu, et la mémoire des vagues. Nous disposons de documents sonores, et visuels; aucun ne nous permet de ressentir vraiment cette fascination têtue qui emplissait l'homme, tant de poèmes en témoignent, devant le spectacle apparemment répétitif de l'océan s'écrasant sur le sable.

Pas davantage nous ne pouvons comprendre l'excitation de la chasse, et de la poursuite des proies; ni l'émotion religieuse, ni cette espèce de frénésie immobile, sans objet, que l'homme désignait sous le nom d'extase mystique.

Avant, lorsque les humains vivaient ensemble, ils se donnaient mutuelle satisfaction au moyen de contacts physiques; cela nous le comprenons, car nous avons reçu le message de la Sœur suprême. Voici le message de la Sœur suprême, selon sa formulation intermédiaire:

«Admettre que les hommes n'ont ni dignité, ni droits; que le bien et le mal sont des notions simples, des formes à peine théorisées du plaisir et de la douleur.

Traiter en tout les hommes comme des animaux -méritant compréhension et pitié, pour leurs âmes et pour leurs corps.

Demeurer dans cette voie noble, excellente.»

En nous détournant de la voie du plaisir, sans parvenir à la remplacer, nous n'avons fait que prolonger l'humanité dans ses tendances tardives. Lorsque la prostitution fut définitivement interdite, et l'interdiction effectivement appliquée sur toute la surface de la planète, les hommes entrèrent dans l'âge gris. Ils ne devaient jamais en sortir, du moins avant la disparition de la souveraineté de l'espèce. Nulle théorie vraiment convaincante n'a été formulée pour expliquer ce qui a toutes les apparences d'un suicide collectif.

Des robots androïdes apparurent sur le marché, munis d'un vagin artificiel performant. Un système expert analysait en temps réel la configuration des organes sexuels masculins, répartissait les températures et les pressions; un senseur radiométrique permettait de prévoir Péjaculation, de modifier la stimulation en conséquence, de faire durer le rapport aussi longtemps que souhaité. Il y eut un succès de curiosité pendant quelques semaines, puis les ventes s'effondrèrent d'un seul coup: les sociétés de robotique, dont certaines avaient investi plusieurs centaines de millions d'euros, déposèrent une à une leur bilan. L'événement fut commenté par certains comme une volonté de retour au naturel, à la vérité des rapports humains; rien bien sûr n'était plus faux, comme la suite devait le démontrer avec évidence: la vérité, c'est que les hommes étaient simplement en train d'abandonner la partie.