DANIEL25,8
L'importance incroyable que prenaient les enjeux sexuels chez les humains a de tout temps plongé leurs commentateurs néo-humains dans une stupéfaction horrifiée. Il était pénible quoi qu'il en soit de voir Daniel1 approcher peu à peu du Secret mauvais, ainsi que le désigne la Sœur suprême; il était pénible de le sentir progressivement gagné par la conscience d'une vérité qui ne pourrait, une fois mise au jour, que l'anéantir. Au long des périodes historiques la plupart des hommes avaient estimé correct, l'âge venant, de faire allusion aux problèmes du sexe comme n'étant que des gamineries inessentielles et de considérer que les vrais sujets, les sujets dignes de l'attention d'un homme fait, étaient la politique, les affaires, la guerre, etc. La vérité, à l'époque de Daniel1, commençait à se faire jour; il apparaissait de plus en plus nettement, et il devenait de plus en plus difficile à dissimuler que les véritables buts des hommes, les seuls qu'ils auraient poursuivis spontanément s'ils en avaient conservé la possibilité, étaient exclusivement d'ordre sexuel. Pour nous, néo-humains, c'est là un véritable point d'achoppement. Nous ne pourrons jamais, nous avertit la Sœur suprême, nous faire du phénomène une idée suffisante; nous ne pourrons approcher de sa compréhension qu'en gardant constamment présentes à l'esprit certaines idées régulatrices dont la plus importante est que dans l'espèce humaine, comme dans toutes les espèces animales qui l'avaient précédée, la survie individuelle ne comptait absolument pas. La fiction darwinienne de la «lutte pour la vie» avait longtemps dissimulé ce fait élémentaire que la valeur génétique d'un individu, son pouvoir de transmettre à ses descendants ses caractéristiques, pouvait se résumer, très brutalement, à un seul paramètre: le nombre de descendants qu'il était au bout du compte en mesure de procréer. Aussi ne fallait-il nullement s'étonner qu'un animal, n'importe quel animal, ait été prêt à sacrifier son bonheur, son bien-être physique et même sa vie dans l'espoir d'un simple rapport sexueclass="underline" la volonté de l'espèce (pour parler en termes finalistes), un système hormonal aux régulations puissantes (si l'on s'en tenait à une approche déterministe) devaient le conduire presque inéluctablement à ce choix. Les parures et plumages chatoyants, les parades amoureuses bruyantes et spectaculaires pouvaient bien faire repérer et dévorer les animaux mâles par leurs prédateurs; une telle solution n'en était pas moins systématiquement favorisée, en termes génétiques, dès lors qu'elle permettait une reproduction plus efficace. Cette subordination de l'individu à l'espèce, basée sur des mécanismes biochimiques inchangés, était tout aussi forte chez l'animal humain, à cette aggravation près que les pulsions sexuelles, non limitées aux périodes de rut, pouvaient s'y exercer en permanence – les récits de vie humains nous montrent par exemple avec évidence que le maintien d'une apparence physique susceptible de séduire les représentants de l'autre sexe était la seule véritable raison d'être de la santé, et que l'entretien minutieux de leur corps, auquel les contemporains de Daniel1 consacraient une part croissante de leur temps libre, n'avait pas d'autre objectif.
La biochimie sexuelle des néo-humains – et c'était sans doute la vraie raison de la sensation d'étouffement et de malaise qui me gagnait à mesure que j'avançais dans le récit de Daniel1, que je parcourais à sa suite les étapes de son calvaire – était demeurée presque identique.
DANIEL1,20
«Le néant néantise.»
Martin Heidegger
Une zone de hautes pressions s'était installée, depuis le début du mois d'août, sur la plaine centrale, et dès mon arrivée à l'aéroport de Barajas je sentis que les choses allaient tourner mal. La chaleur était à peine soutenable et Esther était en retard; elle arriva une demi-heure plus tard, nue sous sa robe d'été.
J'avais oublié ma crème retardante au Lutetia, et ce fut ma première erreur; je jouis beaucoup trop vite, et pour la première fois je la sentis un peu déçue. Elle continua à bouger, un petit peu, sur mon sexe qui devenait irrémédiablement flasque, puis s'écarta avec une moue résignée. J'aurais donné beaucoup pour bander encore; les hommes vivent de naissance dans un monde difficile, un monde aux enjeux simplistes et impitoyables, et sans la compréhension des femmes il en est bien peu qui parviendraient à survivre. Il me semble avoir compris, dès ce moment, qu'elle avait couché avec quelqu'un d'autre en mon absence.
Nous prîmes le métro pour aller boire un verre avec deux de ses amis; la transpiration collait le tissu contre son corps, on distinguait parfaitement les aréoles de ses seins, la raie de ses fesses; tous les garçons dans la rame, évidemment, la fixaient; certains, même, lui souriaient.
J'eus beaucoup de mal à prendre part à la conversation, de temps en temps je réussissais à attraper une phrase, à échanger quelques répliques, mais très vite je perdis pied, et de toute façon je pensais à autre chose, je me sentais sur une pente glissante, extrêmement glissante. Dès notre retour à l'hôtel, je lui posai la question; elle le reconnut sans faire d'histoires. «It was an ex boyfriend…» dit-elle pour exprimer que ça n'avait pas beaucoup d'importance. «And a friend of him» ajouta-t-elle après quelques secondes d'hésitation.
Deux garçons, donc; eh bien oui, deux garçons, après tout ce n'était pas la première fois. Elle avait rencontré son ex par hasard dans un bar, il était avec un de ses amis, une chose en entraîne une autre, enfin bref ils s'étaient retrouvés tous les trois dans le même lit. Je lui demandai comment ça s'était passé, je ne pouvais pas m'en empêcher. «Good… good… » me dit-elle, un peu préoccupée par le tour que prenait la conversation. «It was… comfor-table» précisa-t-elle sans pouvoir retenir un sourire. Confortable, oui; je pouvais imaginer. Je fis un effort atroce pour me retenir de lui demander si elle l'avait sucé, lui, son ami, les deux, si elle s'était fait sodomiser; je sentais les images affluer et creuser des trous dans ma cervelle, ça devait se voir parce qu'elle se tut, et que son front devint de plus en plus soucieux. Elle prit très vite la seule décision possible, s'occuper de mon sexe, et elle le fit avec une telle tendresse, une telle habileté de ses doigts et de sa bouche que contre toute attente je me remis à bander, et une minute plus tard j'étais en elle, et ça allait, ça allait de nouveau, j'étais entièrement présent à la situation et elle aussi, je crois même que ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas joui aussi fort – avec moi tout du moins, me dis-je deux minutes plus tard, mais cette fois je parvins à chasser la pensée de mon esprit, je la serrai dans mes bras très tendrement, avec toute la tendresse dont j'étais capable, et je me concentrai de toutes mes forces sur son corps, sur la présence actuelle, chaude et vivante, de son corps.
Cette petite scène si douce, si discrète, implicite, eut je le pense maintenant une influence décisive sur Esther, et son comportement au cours des semaines suivantes ne fut guidé que par une seule pensée: éviter de me faire de la peine; essayer même, dans toute la mesure de ses moyens, de me rendre heureux. Ses moyens pour rendre un homme heureux étaient considérables, et j'ai le souvenir d'une période d'immense joie, irradiée d'une félicité charnelle de chaque instant, d'une félicité que je n'aurais pas cru soutenable, à laquelle je n'aurais pas cru pouvoir survivre. J'ai le souvenir aussi de sa gentillesse, de son intelligence, de sa pénétration compatissante et de sa grâce, mais au fond je n'ai même pas vraiment de souvenir, aucune image ne se détache, je sais que j'ai vécu quelques jours et sans doute quelques semaines dans un certain état, un état de perfection suffisante et complète, humaine cependant, dont certains hommes ont parfois senti la possibilité, bien qu'aucun n'ait réussi jusqu'à présent à en fournir de description plausible.